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Consacrées au Réveil
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Guillaume
Farel
LE REFORMATEUR FRANCAIS, LE
PREMIER ET LE PLUS VAILLANT MISSIONNAIRE DU PROTESTANTISME DE LANGUE FRANCAISE
par Frédéric Godet
Or, en
ce même jour, lorsque le soir fut venu, il leur dit : Passons de
l'autre côté de l'eau. Et, laissant les troupes, ils l'emmenèrent
avec eux, lui étant déjà dans la nacelle; et il y
avait aussi d'autres petites nacelles avec lui. Et il se leva un si grand
tourbillon de vent, que les vagues se jetaient dans la nacelle, de sorte
qu'elle s'emplissait déjà. Or il était à la
poupe, dormant sur un oreiller; et ils le réveillèrent et
lui dirent : Maître ! ne te soucies-tu point que nous périssions
? Mais lui, étant réveillé, tança le vent,
et dit à la mer : Tais-toi, sois tranquille. Et le vent cessa,
et il se fit un grand calme. Puis il leur dit : Pourquoi êtes-vous
ainsi craintifs ? Comment n'avez-vous point de foi ? Et ils furent saisis
d'une grande crainte et ils se disaient l'un à l'autre : mais qui
est celui-ci, que le vent même et la mer lui obéissent ?
Marc, IV, 37-41
Le catholicisme, c'est l'homme
substitué à Dieu.
Le protestantisme, c'est Dieu remis
à la place usurpée par l'homme.
Et d'abord, le catholicisme
substitue la parole de l'homme à la Parole divine.
Ses autorités, ce sont les traditions des Pères de l'Eglise,
les décrets des conciles et les décisions papales. C'est
sous ce joug humain et faillible que le catholique fait
plier sa conscience. Le protestantisme écoute avec respect ce que
les chrétiens vénérable de tous les temps ont dit
et pensé. Mais il n'attribue une autorité infaillible
qu'à l'Ecriture Sainte.
Le catholicisme substitue,
en second lieu, l'œuvre de l'homme à l'œuvre de Dieu.
Ce qui nous sauve, selon lui, ce sont nos propres mérites acquis
par les actes religieux de la confession et de la communion, par les pénitences
imposées de la part de l'Eglise, par les Pater noster et
les Ave Maria un certain nombre de fois récités,
par l'achat des lettre d'indulgence, par la soumission aux ordonnances
de l'Eglise, et enfin, si, malgré tout cela, il reste encore quelque
chose à faire après cette vie, par les souffrances du purgatoire.
Le protestant, au contraire, ne reconnaît de mérite que celui
de Jésus-Christ seul, qu'Il a acquis par son obéissance
sans tache et sa mort volontaire, et qu'Il fait rejaillir, dans son immense
amour, sur quiconque accepte avec foi et humilié son œuvre de Sauveur.
Le catholicisme va plus loin
encore. Il ose en plus d'un point substituer la personne de l'homme à
celle de Dieu. Il pose le prêtre comme intermédiaire
nécessaire entre le Seigneur et le fidèle, tellement
que dans la grande affaire du salut, l'âme a beaucoup plutôt
à s'adresser cette question : A quoi en suis-je avec mon prêtre,
avec l'Eglise ? que celle-ci : A quoi en suis-je avec mon Seigneur, avec
le Ciel ? Le saint béatifié, le patron du lieu, la vierge
Marie, puis bientôt l'image matérielle, le tableau, la statue,
la relique, l'os, le vêtement, sont également substitués
au Dieu vivant et seul adorable, dans l'invocation populaire. Le
protestantisme a horreur de tout ce qui tend à mettre une créature
quelconque entre l'âme et son Sauveur, entre le sarment
et son cep, et à reporter sur la créature l'honneur qui
n'appartient qu'à Dieu. La subtile distinction catholique entre
culte d'adoration et culte d'invocation ne tranquillise nullement la conscience.
Son mot d'ordre est franchement et sur tous les points : Gloire
à Dieu seul !
Cette chute profonde qu'a
faite le catholicisme, ne trouve son pendant que dans celle du paganisme
au sein de la première création. Au temps de la Réformation,
elle n'échappait qu'aux regards de ceux qui fermaient les yeux
pour ne point voir.
Aussi de toutes parts sentait-on
le besoin d'une restauration religieuse et morale. Les peuples, les magistrats,
les empereurs, trouvant tous dans la religion, telle qu'elle se pratiquait
sous leurs yeux, moins de moralité que dans leur propre conscience,
criaient d'une commune voix : Réforme ! De grands théologiens
et ceux d'entre les évêques qui avaient encore le sentiment
de la sainteté de leur charge, ne cessaient aussi de crier : Réforme
!
Trois conciles, solennellement
assemblés, s'étaient eux-mêmes associés à
ce cri, dans le siècle qui précéda la Réformation,
et avaient reconnu la nécessité d'une réforme dans
l'Eglise, dans les chefs et dans les membres, dans la foi et dans les
mœurs ! Le pape lui-même, enfin avait bien été obligé
de se mettre à la remorque du sentiment universel et de répéter
après tous les autres : Réforme ! Mais à chaque fois
des obstacles, suscités par le mauvais vouloir et la perfidie de
ceux qui ne se souciaient pas de réforme, précisément
parce que c'était eux qui en avaient besoin, entravèrent
la réalisation d'un vœu si juste et si général. Nous
avons rappelé déjà, comme exemple, la conduite de
Martin V, à Constance ! Et au milieu de cette tempête, dans
laquelle menaçait de sombrer l'Eglise, Jésus semblait dormir
¨Les vagues de l'ignorance, de la superstition, de la corruption morale
envahissaient la nacelle, la couvrirent de leur écume. Quelques
nautoniers obscurs, connaissant seuls le vrai Rédempteur, l'appelaient
avec angoisse, lui criant : Seigneur ! nous périssons
! sauve-nous ! Il paraissait sourd
à ces appels. Dormait-Il réellement ? Non certes ! Dans
la gloire où Il est entré, le Gardien d'Israël, le
divin Chef de l'Eglise, ne sommeille ni ne s'endort. Il attendait seulement
que la détresse fût au comble, afin qu'il fût bien
constaté que nul que Lui ne pouvait aider. Et alors Il se leva
! Et quelle ne fut pas la majesté de ce lever !
On a discuté pour
savoir si la Réformation prit proprement naissance en Allemagne,
en Suisse ou en France. La vérité est que, lorsque Jésus
se leva pour sauver son Eglise, ce ne fut, à proprement parler,
ni à Erfurt dans la cellule où priait Luther, ni à
Einsiedeln dans l'église où prêchait Zwingle, ni à
Paris dans la salle académique où enseignait Lefèvre
et où l'entendait Farel; ce fut dans tous ces lieux à la
fois. Ce que le Seigneur a dit de sa dernière venue : Comme
l'éclair brille et se fait voir en même
temps depuis un bout du ciel jusqu'à l'autre, il en sera de
même à l'avènement du Fils de l'homme,
cette parole s'applique déjà en quelque manière au
grand jour de la Réformation, prélude de l'avènement
final du Seigneur.
En 1512, Lefèvre,
professeur à l'Université de Paris, opposait à la
justice des œuvres la vraie justice dont parle saint Paul quand il dit
: Vous êtes sauvés par la
grâce, par la foi; et il annonçait en termes
non couverts le prochain renouvellement de l'Eglise.
En 1516, Zwingle, sans jamais
avoir entendu prononcer le nom de Lefèvre, prêchait dans
les églises d'Einsiedeln et de Glaris, au cœur de la Suisse, le
pur évangile de la grâce de Dieu : "J'ai commencé,
dit-il lui-même, à prêcher l'Evangile l'an de grâce
1516."
En 1517, Luther, au nord
de l'Allemagne, aux oreilles de qui n'avaient probablement jamais retenti
les noms de Lefèvre et de Zwingle, affichait à la porte
de l'église de Wittemberg ces 95 thèses qui parcoururent
l'Allemagne et l'Europe avec une rapidité qui semble une anticipation
de nos temps, et furent, pour le nouveau paganisme qui menaçait
de submerger l'Eglise, le solennel : Tais-toi ! du Seigneur.
Cette simultanéité
remarquable du mouvement réformateur sur des points aussi distants,
montrerait à elle seule que cette œuvre ne fut pas l'œuvre d'un
homme, mais celle de Dieu seul.
C'est ce que confirmera,
j'espère, le tableau de cette œuvre elle-même.
La réformation de
Neuchâtel a eu lieu en 1530, treize ans après le commencement
du mouvement religieux en Allemagne (31 octobre 1517). Cinq ans auparavant,
Zurich, le premier d'entre tous les cantons, avait aboli la messe et rétabli
l'Evangile (12 avril 1525). Il ne s'était écoulé
que deux ans depuis que Berne (février 1528), un an depuis que
Bâle avaient accompli la même œuvre.
En vous faisant faire connaissance aujourd'hui avec l'homme qui fut le
principal instrument de la réformation de l'Eglise dans notre pays,
Farel, en poursuivant dès l'enfance le récit
de cette vie si active et si agitée, nous nous trouverons en contact
avec l'œuvre de la Réformation dans la plupart des endroits que
nous venons de nommer, et nous aurons ainsi l'occasion de jeter un coup
d'œil rapide sur cette œuvre hors de chez nous, aux différentes
phases de son développement.
Au midi de la France, en
Dauphiné, dans une contrée alpestre dont les vallons sont
arrosés par les petites rivières qui, de leurs eaux écumeuses,
grossissent la Durance, affluent du Rhône, dans le district dont
les collines sont dominées par le Mont de l'Aiguille et le Col
de Glaize, se trouvait, il y a plus de trois siècles et demi, et
se trouve encore, un hameau entouré de gazons fleuris et caché
à demi par les arbres qui l'entourent. Il s'appelle encore à
cette heure : Les Farelles. (je tiens ce nom de M. Eward, ecclésiastique
neuchâtelois, ancien pasteur à St-Laurent-du-Cros, à
une lieue de ce hameau). Là se distinguait au-dessus des chaumières
du hameau une maison de plus grande apparence, le château d'un noble
de campagne, une gentilhommière, comme l'on disait, où vivait
une famille qui faisait partie des serviteurs les plus dévoué
de la papauté. Ce fut dans cette maison, dont l'emplacement et
les ruines sont encore reconnaissables aujourd'hui, que naquit, en 1480,
Guillaume Farel, le Réformateur de notre pays.
Il fut élevé
dans les pratiques de la dévotion romaine la plus scrupuleuse.
A l'âge de sept ou huit ans, son père et sa mère le
conduisirent en pèlerinage sur une montagne qui dominait la Durance,
et où se trouvait un endroit nommé la Sainte-Croix.
"La croix qui est
en ce lieu, disait-on, est du propre bois en lequel Jésus-Christ
a été crucifié, et le cuivre de la croix est du bassin
dans lequel il lava les pieds de ses Apôtres." Les crédules
parents et l'enfant contemplèrent avec dévotion ces objets
sacrés; ils ouvrirent de plus grands yeux encore quand le prêtre,
leur faisant remarquer un petit crucifix suspendu à la croix, leur
dit : "Voyez ce petit crucifix : Quand les diables font les grêles
et les foudres, il se meut tellement qu'il semble se détacher de
la croix comme voulant courir contre le diable, et il jette des étincelles
de feu contre le mauvais temps. Si cela ne se faisait, il ne resterait
rien sur la terre."
D'un naturel ardent, d'une
imagination vive, d'un cœur naïf et plein de droiture, le jeune enfant
se jeta de toute son âme dans cette dévotion superstitieuse.
Plus tard, quand la lumière de la Parole de Dieu l'eut tiré
de ces ténèbres, il ne se rappelait pas sans amertume le
temps ainsi employé.
"L'horreur me prend",
écrit-il dans son livre intitulé : du vrai visage de
la Croix, "vu les heures, les prières et les services divins
que j'ai faits et fait faire à de semblables objets."
Mais lors même qu'une
si malsaine nourriture était offerte à cette avide, une
vraie pitié ne s'en développait pas moins chez le jeune
Farel. Les grandeurs de la création qui l'entouraient, les cimes
couvertes de neiges éternelles qui dominaient son hameau, les rochers
qu'il escaladait avec un indomptable courage élevaient son âme
au-dessus de ses étroites superstitions vers ce Dieu qui
n'habite pas dans des maisons faites de mains
et qui n'a pas besoin d'être servi par les hommes, lui
qui donne la vie et la respiration à toutes choses, et en qui nous
avons la vie, le mouvement et l'être.
Une ardente soif de vie et
de lumière se développait ainsi dans ce jeune cœur. Farel,
pressé par ces besoins d'une nature plus relevée, demanda
à son père la permission d'étudier. Celui-ci aurait
préféré pour Guillaume la carrière des armes,
qui, dans ce temps, était ordinairement celle des jeunes nobles;
mais il ne s'opposa pas au désir de son fils. Farel, après
avoir travaillé pendant plusieurs années en Dauphiné
et étudié la langue latine sous des maîtres fort ineptes,
comme il le dit lui-même, partit pour la capitale, Paris, dont l'université
remplissait alors le monde chrétien de son éclat.
C'était l'an 1510,
ou peu après. Farel avait 21 à 22 ans. Ni les plaisirs de
la capitale, ni même l'entraînement de l'étude, ne
le détournèrent un instant de la voie d'ardente dévotion
dans laquelle il s'était jeté. Dans ses pieux pèlerinages,
Farel se trouvait souvent auprès d'un homme âgé d'une
soixantaine d'années, et remarquable par sa dévotion. C'étai
ce Lefèbre dont je vous parlais tout à l'heure; il était
né en 1455,. à Etaples en Picardie,. dans une condition
fort pauvre; mais par son génie et sa science il s'était
élevé au premier rang parmi les professeurs de l'université
de Paris. Sa dévotion surpassait encore, si possible, sa science.
Il demeurait longuement prosterné devant les images, disant dévotement
ses heures "tellement," dit Farel, "que jamais je n'avais vu chanteur
de messe qui avec plus grande révérence le chantât."
Un tel professeur était
fait pour un tel disciple. Ils se connurent, s'aimèrent, et rien
ne sépara dès lors ces deux cœurs. On les voyait ensemble
orner de fleurs une statue de la Vierge et s'en aller tous deux loin du
bruit de Paris pour murmurer de ferventes prières dans quelque
chapelle.
Néanmoins, l'âme
du jeune homme n'était pas en paix. Il avait beau s'abreuver auprès
de Lefèvre aux sources de la science, se nourrir journellement
avec lui des œuvres de la dévotion la plus fervente. Son âme
n'était ni désaltérée ni rassasiée.
Lefèvre, de son côté, travaillait à un grand
ouvrage. Il voulait écrire la Vie des Saints selon
l'ordre où il les trouvait rangés dans le calendrier. Déjà
une soixantaine de vies, deux mois entiers de ce calendrier dévot,
étaient imprimés. Mais comment faire ce travail sans être
conduit à lire la Bible ? Plusieurs des saints du calendrier romain
n'appartiennent-ils pas à l'histoire biblique ?
La Bible était déjà alors beaucoup plus répandue
que dans les siècles précédents. L'imprimerie était
découverte; le psautier avait été imprimé
en 1457. C'est le premier livre qui ait été propagé
par cet art. Puis on avait imprimé la Bible latine; la première
édition date de 1462. Quand l'imprimeur Faust (ou Fust) vint la
répandre à Paris, qu'il vendit l'exemplaire à 60
écus seulement, et que l'on remarqua que les exemplaires ne s'épuisaient
pas et qu'ils étaient tous semblables les uns aux autres, comme
des frères jumeaux, tout Paris s'émut; on crut à
la sorcellerie; on prétendit que le titre en couleur rouge était
du propre sang du vendeur, et que celui-ci avait fait un accord avec le
diable. Faust n'échappa au bûcher qu'en dévoilant
son secret devant le parlement de Paris.
A l'époque de la vie
de Lefèvre où nous nous trouvons, la Bible était
donc assez facilement accessible à tout homme qui savait le latin.
Lefèvre étudia ce livre. A cette heure commença
pour la France la Réformation.
Toutes les fables
dont il s'était nourri jusqu'alors et dont il avait rempli
l'esprit de ses jeunes disciples ne lui parurent (ce sont les expressions
de Farel) que "comme du soufre propre à allumer le feu de l'idolâtrie."
Revenu des fables du bréviaire, il étudia avec ardeur les
épîtres de Saint Paul, sur lesquelles il publia un commentaire
dès l'an 1512. "Ce n'est pas l'homme qui se justifie
par ses œuvres; c'est Dieu qui le justifie par sa grâce; il ne faut
pour cela que la foi de la part de l'homme. La justice qui vient de l'homme
est terrestre et passagère, mais celle qui vient de Dieu est céleste
et éternelle" Ainsi parlait Lefèvre à
ses auditeurs étonnés. Avec la parole divine, l'œuvre
divine reprenait sa place dans la conscience de l'Eglise. D'autre part,
la parole et l'œuvre humaines s'éclipsaient aussi à la fois.
Jamais les salles de l'université n'avaient retenti de pareilles
paroles. Ce qui est aujourd'hui pain quotidien pour nos plus jeunes enfants,
était alors une découverte inouïe. C'était un
trésor longtemps enfoui, qu'une main heureuse venait de retrouver.
La rumeur était immense sur les bancs et dans les chaires de l'université
de Paris.
Farel écoutait cet
enseignement avec étonnement. La parole de Lefèvre, appuyée
sur l'Ecriture qu'il lisait maintenant lui-même, le convainquait.
Il était forcé de reconnaître avec lui "que sur terre
tout était autrement en vie et doctrine qui ne porte la sainte
Ecriture, et il en était fort ébahi."
Mais, d'autre part, les préjugés
dont l'avait imbu son éducation, tenaient bon. "Pour vrai, a-t-il
écrit plus tard, "la papauté n'était et n'est pas
tant papale que mon cœur l'a été. Il a fallu que petit à
petit la papauté soit tombée de mon coeur; car par le premier
ébranlement elle n'est venue bas."
Enfin les écailles
tombèrent. La Bible vainquit. Jésus, Jésus
lui-même, apparut à son âme dans toute sa beauté
et comme le seul être adorable. "Alors, dit-il, la papauté
fut entièrement renversée; je commençai à
la détester comme diabolique, et la Parole eut le premier lieu
en mon cœur."
La parole, l'œuvre et la
personne du Seigneur furent glorifiées du même coup dans
ce cœur si longtemps retenu au service de la parole, de l 'œuvre et de
la personne humaines. Toute sa vie fut transformée par cette glorieuse
illumination : "Tout se présente à moi sous une face nouvelle;
l'Ecriture est éclairée; les prophètes sont ouverts;
les Apôtres jettent une grande lumière dans mon âme.
Une voix jusqu'ici inconnue, la voix de Christ, mon berger, mon maître,
mon docteur, ma parle avec puissance. Au lieu du cœur meurtrier d'un loup
enragé, je m'en vais tranquille, comme un agneau, ayant le cœur
entièrement retiré du pape, et adonné à Jésus-Christ."
Oh ! Comme il soupire alors
sur les erreurs de sa vie passée ! "Que j'ai horreur de moi et
de mes fautes quand 'y pense ! O Seigneur ! si je t'eusse prié
et honoré comme j'ai mais tant plus mon cœur à la messe
et à servir ce morceau enchanté, lui donnant tout honneur
!" Ainsi saint Augustin, arrivé à la connaissance de Jésus,
s'écriait autrefois avec larmes : "Je t'ai connue trop tard, je
t'ai aimée trop tard, Beauté suprême !"
Trop tard ! Oui, en un sens;
car il est toujours trop tard pour aimer et servir Jésus-Christ;
mais non dans un autre sens : car Farel, comme saint Augustin, put encore
consacrer de longues années au seul Maître digne d'être
aimé et servi.
La lumière allumée
par Lefèvre se répandait dans Paris. Le clergé, l'université
s'émurent. Lefèvre fut accusé d'hérésie
pour un écart insignifiant de la tradition reçue. Il avait
prétendu que trois femmes bibliques, identifiées par la
tradition, Marie, sœur de Lazare, Marie-Madelaine, et la pécheresse
qui oignit les pieds de Jésus, n'étaient pas la même
personne !
Fatigué des tracasseries
de ses collègues de la Sorbonne, il quitta Paris et accepta l'asile
que lui offrait un ami puissant, Briçonnet, évêque
de Meaux, qui ne visait à rien moins qu'à réformer
son diocèse, sans rompre toutefois avec l'Eglise, et qui voulait
pour cela profiter des lumières de Lefèvre. Bientôt
Lefèvre fut suivi de Farel et de quelques autres de ses disciples
qui ne pouvaient plus lutter à Paris contre les persécutions
dont l'Evangile commençait à être l'objet. C'était
en 1521. Farel avait une trentaine d'années. Sous l'influence de
ces hommes réunis autour de Briçonnet, et dont la devis
était : "La Parole de Dieu suffit", un mouvement puissant se déclara
dan le diocèse de Meaux. L'Evangile retentissait dans les chaires
et dans les assemblées particulières; il était reçu
avidement par les artisans, les cardeurs de laine, les peigneurs et les
foulons dont cette ville était peuplée. Cet évêché
semblait destiné à devenir le foyer d'un incendie qui allait
se propager dans la France entière.
Le clergé et l'université
de Paris le comprirent. Deux ans n'étaient pas écoulés,
que Briçonnet, accusé par les moines et les curés
de son propre diocèse, dont il avait travaillé à
réprimer les vices, fut cité à comparaître
comme hérétique, et ne se sauva qu'en sacrifiant ses amis.
Lefèvre fut le seul qui, en raison de la considération générale
dont il jouissait, et par la protection du roi François 1er, put
rester à Meaux. Quant aux autres, Farel, Roussel, etc., Briçonnet
leur retira lui-même la permission de prêcher, et ils furent
obligés de chercher du travail ailleurs. C'était en 1523.
Cette première faiblesse entraîna bientôt Briçonnet
à une seconde, plus grave encore. Le mouvement réformateur
continuait à Meaux sans lui, malgré lui. Briçonnet
fut accusé à Paris, plus violemment encore que la première
fois. Ne trouvant plus à la cour l'appui dont il avait joui précédemment,
il vit les flammes du bûcher prêtes à s'allumer pour
lui. Son cœur faiblit. Il renia de nouveau sa foi. Dans une formule qui
n'a pas été connue, il rétracta comme hérésie
la vérité qui lui avait donné la paix. Lefèvre,
le dernier de ses amis qui fût encore avec lui, fut aussi obligé
de s'enfuir; il se réfugia à Strasbourg, où nous
le retrouverons. C'était à la fin de 1525. "Quand
même moi, votre évêque," avait dit Briçonnet
à ses ouailles dans son beau temps, et comme dans le pressentiment
de sa future apostasie, je changerais de discours et de doctrine, vous,
gardez-vous alors de changer comme moi." - Ce fut le moment pour
les chrétiens de Meaux de se rappeler cet avis anticipé.
Nous verrons plus tard avec quelle fidélité ils le mirent
en pratique.
Chassé de Meaux, Farel,
semblable au chasseur qui s'enhardit à attaquer le lion dans son
antre, retourna d'abord à Paris et s'y éleva énergiquement
contre les erreurs de Rome. Bientôt, se voyant traqué de
toutes parts, il s'enfuit et s'en alla porter l'Evangile à sa famille,
en Dauphiné. Là, ses trois frères sont les premiers
trophées de son zèle. La ville de Gap et ses environs retentissent
de l'Evangile. Farel est cité devant les tribunaux, maltraité,
chassé de la ville. Le voilà parcourant les campagnes et
les hameaux sur les bords de l'Isère et de la Durance, prêchant
dans les maisons dispersées, dans les pâturages, n'ayant
d'abri que celui qu'il trouve dans les bois et sur le bord des torrents.
Mais "Dieu est mon père" dit-il. Le bruit des bûchers qui
déjà s'allument à Meaux et à Paris pour les
partisans de l'Evangile ne l'effraie pas; il convertit plusieurs hommes
distingués qui plus tard rendirent de grands services à
la Réforme. Puis, devenu l'objet de la haine et des investigations
du pouvoir, et soupirant après une activité plus libre d'entraves,
il prend le parti de quitter une patrie qui n'a plus que des échafauds
à offrir aux prédicateurs de l'Evangile.
Suivant des routes détournées
et se cachant dans les bois, il échappe, quoique avec peine, à
la poursuite de ses ennemis, et arrive, au commencement de 1524, dans
cette Suisse où il devait dépenser sa vie au service de
Christ.
C'est à Bâle
q'il paraît d'abord. La Réformation s'y préparait
par les travaux d'Oecolompade, docteur aussi attrayant par sa douceur
que Farel était entraînant par son impétuosité.
Oecolompade reçoit Farel en vieil ami, lui donne chez lui une modeste
chambre, une table frugale, et l'introduit auprès des amis du Seigneur
et de l'Evangile. C'était le temps où se renouvelait l'application
de ces belles paroles : Ils n'étaient qu'un cœur et qu'une âme;
toutes choses étaient communes entre eux. Spirituellement aussi
tout était commun entre ces hommes de Dieu. Farel fortifiait le
doux Oecolampade; celui-ci modérait le zèle souvent trop
impétueux de son ami. Ils s'engageaient mutuellement à s'étudier
à l'humilité et à la douceur dans leurs conversations
particulières. Ils firent même un pacte dans ce noble but.
Puis tous deux soutinrent ensemble publiquement des thèses
rédigées par Farel, dont la première était
un hommage à la Parole de Dieu, comme règle unique et infaillible
de la foi et de la vie chrétienne; la dernière, un hommage
à la personne de Jésus lui-même : "Jésus-Christ
est notre étoile polaire et le seul astre que nous devions suivre."
On disait à Bâle, après avoir entendu cette discussion
(ou plutôt cette prédication; car il n'y eut pas de discussion,
aucun des adversaires n'ayant osé prendre la parole, malgré
les sommations réitérées de Farel) : "Le docteur
français est assez fort pour perdre à lui seul toute la
Sorbonne."
A cette époque, la
Réformation se répandait déjà avec puissance
dans toute l'Allemagne. Le Montbéliard, soumis au duc de Wurtemberg,
qui était partisan déclaré de la rénovation
religieuse, réclamait un homme pour travailler à cette œuvre.
Accablé par des malheurs terribles, le jeune duc s'était
réfugié dans ce comté, sa seule de ses possessions
qui lui restât.
Oecolampade engage Farel
à s'y rendre. Il le consacre à ce ministère nouveau
par l'invocation du nom de Dieu, et lui donne au départ ce conseil
de père : "Autant tu es enclin à la violence, autant tu
dois t'exercer à la douceur et briser, par la modestie de la colombe,
le cœur élevé du lion. Les hommes veulent être conduits,
non traînés."
Farel sut pendant quelque
temps se conformer à cet avertissement affectueux. Voici le grand
moyen d'évangélisation qu'il employa. Le Nouveau Testament
avait été traduit à Meaux, en français, par
Lefèvre, pendant qu'il était chez Briçonnet, et avait
été publié, les évangiles, le 15 octobre 1522,
et les autres livres, quelques semaines plus tard; le tout avait paru
en un volume en 1524, à Meaux, chez Collin. Farel se mit à
répandre le Nouveau Testament dans le Montbéliard, avec
d'autres livres religieux, tels que la traduction de l'explication de
l'Oraison dominicale par Luther : "4 deniers de Bâle l'exemplaire",
écrivait l'imprimeur Vaugris, de Bâle, à Farel, en
lui envoyant les caisses qui renfermaient ces livres si nouveaux pour
ce temps, "ou en gros, les 200 exemplaires, à 2 florins." On le
voit, c'était déjà une société biblique
et de livres religieux. Les presses de Vaugris, à Bâle, étaient
constamment occupées à l'impression de ces livres français.
On les faisait parvenir à Farel, qui, du Montbéliard, les
introduisait en France avec une incessante activité.
La mission de Farel dans
le Montbéliard prospérait donc, pour la France du moins.
Mais les moines s'irritaient; le peuple hésitait, quand, par un
excès de zèle, Farel lui-même compromit tout. Vers
la fin de février, jour de la fête de Saint-Antoine, Farel
marchait le long de la petite rivière qui traverse la ville, au
pied du rocher élevé sur lequel est bâtie la citadelle,
quand sur le pont il rencontre une procession qui chantait; deux prêtres
en tête portaient l'image du saint. Son cœur bouillonne. Il ne se
possède plus. Le cœur élevé du lion l'emporte en
ce moment sur la modestie de la colombe. Il saisit des mains des prêtres
la châsse qui renfermait le saint et la jette du pont dans la rivière,
en criant au peuple : "Pauvres idolâtres, ne laisserez-vous
jamais votre idolâtrie ?" Il allait périr victime
de la hardiesse et suivre dans le torrent le saint qu'il avait osé
y précipiter, quand le bruit se répand dans la foule qu'un
gouffre vient de s'ouvrir dans la rivière et d'engloutir l'image
sacrée. Une terreur panique dispersa la procession, et Farel put
mettre ses jours en sûreté.
Peu après, en août
1525, Farel dut quitter le Montbéliard, où, malgré
la protection du duc, il ne pouvait plus prêcher qu'en secret, tant
était grande l'animosité des populations attachées
au catholicisme. Mais la semence qu'il y avait répandue ne quitta
point avec lui ce pays.
Farel se rendit à
Strasbourg, où la Réformation était déjà
fondée par les travaux de plusieurs hommes célèbres,
Bucer, Capiton et d'autres, et où elle se répandait avec
une grande force. Cette ville était libre et n'appartenait pas
encore à la France.
A peine y était-il
arrivé, qu'il y goûta l'une des plus grandes douceurs qui
pût lui être réservée, celle de voir arriver
son vieil ami Lefèvre, dont la persécution l'avait séparé
depuis trois ans, et qui venait de quitter Meaux après la chute
de Briçonnet. Avec quelle joie le jeune missionnaire serra la main
de son vieil ami ! Ils demeuraient tous deux, avec d'autres exilés
français dans la maison de Capiton, pasteur de l'église
de Strasbourg. Car à cette époque les maisons de Capiton,
d'Oecolampade, de Zwingli, de Luther, étaient comme des hôtelleries,
ouvertes à tous les défenseurs de la vérité.
Ils communiaient avec tous les frères à la Cène du
Seigneur administrée conformément à l'institution
de Jésus-Christ. Ils recevaient les marques les plus touchantes
de respect et d'amour au sein de cette église nouvellement formée.
Toute la ville, jusqu'aux enfants, saluaient avec vénération
le vieux docteur français, le vétéran de la Réforme,
lorsque, appuyé sur le bras de son jeune ami, il se rendait aux
enseignements des illustres docteurs strasbourgeois. Farel rappelait alors
à son maître que celui-ci lui avait dit autrefois à
Paris : "Guillaume, Dieu renouvellera le monde et tu le verras." Et le
pieux vieillard, les yeux mouillés de larmes de joie, répondit
: "Oui, Dieu renouvelle le monde ! O mon fils, continue à prêcher
avec courage le saint Evangile de Jésus-Christ."
Cependant Farel ne pouvait
rester oisif. On prétend que pendant son séjour à
Strasbourg, il jeta dans cette ville les fondements de l'Eglise française
réformée qui y subsiste encore à cette heure.
Mais ce travail sans difficulté,
sans danger, n'était pas ce qui convenait à un ouvrier de
la trempe de Farel. Son œil d'aigle cherchait quelque proie plus difficile
à ravir.
La France lui était
fermée. L'Allemagne n'avait pas besoin de lui. La Réformation
dirigée par Luther, Mélanchton et tant d'autres, y faisait
glorieusement son chemin. D'ailleurs la connaissance de la langue lui
manquait. La Suisse devait se présenter d'elle-même à
sa pensée. Zurich venait d'abolir la messe. Berne était
sur le point de suivre cet exemple. Bâle se débattait encore
entre ses bourgeois qui demandaient à grands cris la Réforme,
et le clergé, appuyé par l'université, qui résistait
à tout. Mais la différence de la langue était pour
Farel un obstacle à une mission dans ces contrées. Lucerne
et les petit cantons s'étaient déjà déclarés
ennemis irréconciliables de la Réforme. Une tentative sur
ce point était donc plus impossible encore. Restait la Suisse française
ou romande, comprenant les pays de Neuchâtel, Vaud et Genève,
et de plus, le Jura bernois, une partie de Fribourg et le Bas Valais.
Dans cette partie de la Suisse on parle la même langue qu'en France.
Cette contrée, en effet, ne fut pas envahie autrefois, comme la
Suisse orientale, par le peuple grossier et cruel des Allemands; elle
tomba sous le joug des tribus plus douces et civilisées des Bourguignons
qui, loin d'imposer leur langue germaine aux peuples conquis, adoptèrent
plutôt celle des vaincus. Au temps de la Réformation, la
Suisse française était l'une des plus solides forteresses
du papisme en Europe.
Quatre évêques,
celui de Bâle, celui de Lausanne, au diocèse duquel appartenait
notre pays, celui de Genève et celui de Sion, maintenaient à
main-forte cette petite contrée sous le joug papal. Au Val-de-Tavannes,
à Neuchâtel, à Lausanne, à Genève, des
chapitres de chanoines, formés des hommes les plus instruits et
occupant, chez nous du moins, de hautes places dans l'Etat, appuyaient
l'évêque. Le bon Guillaume remplissait le cœur du peuple
neuchâtelois de ses miracles passés et présents et
était plus Dieu à Neuchâtel que Dieu lui-même.
Tel était chez nous
l'état des choses, quand un autre Guillaume, inconnu jusqu'alors
à Neuchâtel, vint faire oublier l'ancien et renverser dans
notre pays l'édifice papal. Guillaume Farel quitta Strasbourg en
1526. Il était à pied, accompagné d'un seul ami dont
le nom nous est inconnu. Le premier soir de leur voyage, ils s'égarent.
Des torrents d'eau tombent du ciel. La nuit survient. Désespérant
de trouver leur chemin, ils s'assirent au milieu de la route.
"Ah ! dit Farel dans une
lettre à ses amis de Strasbourg, Dieu en me montrant ainsi mon
impuissance dans les petites choses, a voulu m'apprendre mon incapacité
dans les plus grandes sans Jésus-Christ." - Mais bientôt,
fortifiés par la prière, les deux amis se relèvent,
s'engagent dans un marais, nagent à travers les eaux, traversent
des vignes, des champs, des forêts, et n'arrivent à leur
but que mouillés jusqu'aux os et couverts de boue. Cette nuit,
qu'il n'oublia jamais, servit à briser sa force propre, mais en
même temps à lui communiquer une nouvelle vertu d'en haut.
Ce fut, à ce q'il
paraît, à cette époque qu'il fit sa première
apparition à Neuchâtel. Habillé en prêtre, il
essaya d'y prêcher. Mais reconnu au moment où il allait monter
en chaire, il fut expulsé de la ville. Ainsi raconte Ruchat.
Farel se rend à Berne
pour s'entendre avec le pasteur Haller, qui était dans cette ville
le principal promoteur de la Réformation. Celui-ci lui conseille
d'aller s'établir à Aigle; ce bailliage, ainsi que tout
le canton de Vaud, était alors soumis aux Bernois. L'usage de la
langue française et la domination de Berne semblaient en effet
désigner cette contrée, plutôt que tout autre dans
la Suisse romande, à l'activité de Farel. C'était
comme le côté faible de la forteresse. Ce fut par là
que Farel commença l'attaque. Sous le nom de Maître Ursin,
(nom qui rappelait sans doute à mot couvert le patronage de messeigneurs
de Berne) et sous l'apparence d'un maître d'école, il s'établit
à Aigle dans l'hiver de 1526-27. Le jour il enseigne à lire
aux enfants pauvres; le soir, quittant ses abécédaires,
il se plonge dans les Ecritures grecques et hébraïques, et
médite les écrits de Luther et de Zwingli. Mais bientôt
ce ne sont plus seulement les enfants, ce sont les pères de famille
qui se réunissent pour entendre les leçons du maître
Ursin.
Il leur explique l'Ecriture;
à cette lumière c'en est bientôt fait dans ces cœurs
du purgatoire et de l'invocation des saints. Un troupeau évangélique
se forme autour du maître d'école. Le Conseil de Berne, apprenant
ces succès, lui fait parvenir en mars 1527 des lettres-patentes
par lesquelles il le nomme pasteur à Aigle, chargé d'expliquer
les Ecritures au peuple de la contrée.
Et voici qu'un jour le maître
d'école, quittant sa classe : "Je suis Guillaume Farel," dit-il.
Puis il monte en chaire et prêche ouvertement Jésus-Christ
au peuple stupéfait. Au premier moment, les prêtres et les
magistrats du lieu restent interdits. Puis ils se ravisent, et, entraînant
dans leur parti le bailli, Jacques de Rovéréa, ils défendent
à Farel de continuer ses prédications. Les Conseils de Berne
apprenant cette résistance, font afficher aux portes de toutes
les églises du bailliage une ordonnance en faveur de Farel. C'est
le signal d'une révolte. "A bas Farel ! A bas messieurs de Berne
!" s'écrie-t-on dans toute la contrée. Un moment Farel et
ses adhérents sont en péril. Enfin le Réformateur
doit quitter la place et abandonner pour un temps cette contrée,
non sans avoir reconnu que l'appui du pouvoir civil, en affaire religieuse,
est souvent, pour celui qui s'y confie, une faiblesse plutôt qu'une
force.
Peut-être était-ce
sous le poids de cette expérience douloureuse que, le 10 mai 1527,
Farel écrivait dans une lettre encore aujourd'hui conservée
au milieu de nous : "Une charité fervente, voilà le "bélier
puissant avec lequel nous pouvons abattre les orgueilleuses murailles
de la papauté."
Après une tentative
infructueuse à Lausanne, Farel ne tarda pas à revenir à
Aigle. Une lutte publique qu'il soutint là avec un moine mendiant
qui l'avait injurié. Lutte qui est racontée en détail
dans les chroniques du temps et qui tourna à la honte du défenseur
de la papauté, fit faire un grand pas à la cause de la Réforme.
Enfin, selon l'usage du temps,
on procéda à une votation générale dans tout
le bailliage sur la question religieuse. Des quatre districts, trois,
ceux d'Aigle, de Bex et d'Ollon, se déclarèrent pour l'abolition
de la messe. Aux Ormonts, la majorité fut pour le maintien du catholicisme.
Malgré la votation
qui assignait le district d'Ollon à la Réforme, Farel courut
un grand danger dans les montagnes de cette contrée. Les paysans
ne voulaient pas permettre qu'il vint consommer chez eux l'œuvre commencée.
D'un autre côté, ils craignaient de s'attirer l'animadversion
des Bernois, s'ils maltraitaient le Réformateur. Ils lâchèrent
donc sur lui leurs femmes armées de battoirs de blanchisseuses.
Farel n'échappa qu'avec peine à leur furie et à leurs
coups. Son compagnon, Claude de Gloutinis, ayant essayé de prêcher
dans le temple des Ormonts, on sonna tout à coup les cloches à
pleine volée. C'était là un genre d'éloquence
contre lequel les réformateurs se trouvaient sans armes. La réformation
totale de la contrée ne fut accomplie qu'un peu plus tard.
Farel n'attendit pas ce résultat
pour tenter l'assaut sur un nouveau point. L'étendard de l'Evangile
flottait à Aigle. Il vint le planter à Morat. Les districts
d'Orbe, Grandson et Morat étaient alors propriété
commune de Berne et de Fribourg.
Lorsque le bailli était
Fribourgeois, Berne envoyait les ordres; lorsque le bailli était
Bernois, les ordres partaient de Fribourg. Sous la protection bernois
Farel prêche à Morat, et les partisans de la Réforme
ne tardent pas à y paraître assez nombreux pour que l'on
puise procéder à une votation. C'était trop tôt.
La majorité fut pour le maintien de la messe. Farel abandonna pour
un temps ce champ de travail et retourna à Lausanne. Nouvel essai
de prédication, mais aussi infructueux que les précédents.
Les bons Lausannois aiment le plaisir. Sans doute ils s'indignent des
orgies de leurs prêtres; mais quand ils rencontrent la figure austère
du Réformateur, ils s'effrayent bien davantage; et, tout compté
ils préfèrent encore la face réjouie de leurs chanoines.
De Lausanne, Farel se rendit
à Berne pour y assister à la discussion solennelle qui décida
de l'introduction de la Réformation dan ce canton. Elle dura du
7 au 25 janvier 1528. 350 ecclésiastiques suisses et étrangers
y assistaient; une foule de laïques de tous rangs y étaient
accourus : 4 présidents maintenaient l'ordre dans la discussion;
4 secrétaires tenaient le protocole. Toutes les questions en litige
entre le papisme et la Réforme furent discutées à
fond et avec une entière liberté pendant ces dix-huit jours.
La science biblique et l'éloquence puissante de Zwingli, venu de
Zürich, de Haller de Berne, et des autres théologiens protestants,
au nombre desquels se trouvait Farel, firent pencher la balance du côté
de la Réforme. L'Evangile l'emporta dans le canton de Berne sur
les traditions humaines.
Après ce grand et
solennel triomphe de la cause évangélique, Farel revint
à Morat. Cette fois la vérité y fit de rapides progrès.
De Payerne, d'Avenches et des contrées circonvoisines on accourait
pour l'entendre. Aux jours de fête on disait gaiement dans les campagnes
: "Allons à Morat entendre les prêcheurs." Chemin faisant,
la bande folâtre s'exhortait à ne pas se laisser prendre
au moins dans les filets de l'hérésie. Le soir, en retournant
dans ses demeures, elle ne plaisantait plus : on revenait sérieux.
Une grande question, celle du salut, préoccupait les esprits. On
discutait avec vivacité sur ce que l'on avait entendu, et parmi
ces troupes, le matin si rieuses, se comptaient maintenant en grand nombre
les candidats de la foi. Farel vit que le feu était allumé
et qu'il pétillait déjà dans les gerbes. Cela lui
suffit pour le moment. Il partit. Une nouvelle conquête occupait
déjà les pensées de cet homme infatigable.
Par delà la sommité du Vully, son œil avait contemplé
les cimes bleuâtres de notre Jura, et son cœur brûlait de
tenter cette nouvelle conquête. Encore une fois il court à
Aigle pour y travailler à la consommation de la Réformation.
Il revient à Morat, s'en va prêcher à Bienne et dans
les environs; visite pour la première fois la Neuveville, alors
dépendante de l'évêque de Bâle, prince de Porrentruy.
Celui-ci porte plainte à Berne contre Farel, qui ose venir prêcher
dans son diocèse. Farel est obligé de quitter la Neuveville,
et c'est en décembre 1529 qu'il met enfin le pied sur le sol neuchâtelois.
Il n'ignore pas quelle lutte l'attend sur ce nouveau champ de bataille.
mais que lui importe ? "Dieu est mon Père !" Dès
longtemps voilà sa devise.
On a appelé Farel
"le premier et le plus grand missionnaire de la réformation française".
L'esquisse rapide que nous venons de tracer des travaux de cet homme de
Dieu jusqu'au jour de son arrivée au milieu de nous, ne suffit-elle
pas déjà pour justifier ce titre ? Sans doute, à
voir ses allures impétueuses, on serait parfois tenté de
se demander s'il ne confond pas la fougue avec le zèle, et de craindre
que l'impatience de la chair ne domine chez lui l'impulsion de l'Esprit.
Un pareil soupçon
sur le caractère de Farel et de son activité n'est possible
qu'à la condition d'ignorer le zèle catholique de son enfance
et de sa jeunesse, et les luttes violentes à travers lesquelles
il était parvenu à la possession de la vérité
évangélique, et l'illumination bienheureuse qui avait décidé
de sa conversion, et le changement radial qui s'était opéré
chez lui à cette époque de sa vie. Lorsqu'on a, comme nous
venons de le faire, suivi Farel du hameau des Farelles à l'université
de Paris, et de ses études à Paris à son arrivée
à Neuchâtel, on sent bien que le feu qui l'anime est tout
autre chose qu'un esprit d'opposition charnelle. L'on comprend que le
mobile de cette puissante et incessante activité est celui-là
même q'exprimaient les apôtres quand ils se justifiaient devant
le sanhédrin en disant : Nous ne pouvons pas ne pas témoigner
des choses que nous avons entendues et vues. On a dit de Farel "qu'un
mot impie l'émouvait plus qu'un coup d'épée." Le
coup d'épée ne s'adressait qu'a sa personne; le mot impie
attentait à l'honneur de Dieu. Il s'inquiétait à
peine du premier; mais il foudroyait le second. Entendre le nom de Jésus
blasphémé, ou voir seulement sa glorieuse figure éclipsée
par les images de Marie et des saints, lui faisait le même effet
qu'à un fils respectueux l'ouïe d'une insulte à la
personne de son père et de sa mère. Gloire à Dieu,
à Dieu seul ! Ce fut bien là l'âme de sa dévorante
activité.
A ce premier sentiment s'en
joignait un second : Farel, tout en étant avant tout l'homme de
Dieu, était aussi l'homme du pauvre peuple. C'est un trait qui
lui est commun avec le grand Réformateur de l'Allemagne, Luther.
Voir le peuple retenu dans la superstition et dégradé par
la religion qui devait l'éclairer et l'ennoblir, était pour
lui un spectacle non moins intolérable que celui du nom de Dieu
déshonoré.
Sans doute il a pu arriver
que, comme à Montbéliard par exemple, la fougue de la chair
ait fait irruption parfois dans son activité d'évangéliste.
Farel n'était pas plus saint que l'Apôtre qui s'attira de
la part de Jésus cette réprimande : Pierre, remets
ton épée dans le fourreau. Le Maître
seul a été sans tache. En lui seul une douceur accomplie
se trouve unie à la plus indomptable fermeté et au zèle
le plus ardent. Mais heureux le serviteur de Christ dont on peut dire
qu'au milieu de tous ses défauts, la devise de sa vie fut néanmoins
: Le zèle de ta maison m'a dévoré. Tel
fut Farel ! Dieu veuille faire reposer toujours le manteau de cet Elie
sur les épaules de quelqu'un de ses successeurs au milieu de nous
!
La prudence de Lefèvre
ne fera jamais défaut à l'Eglise neuchâteloise; mais
le zèle de Farel...
Référence:
Histoire de la Réformation dans le Pays de Neuchâtel,
Frédéric Godet, 1859
Source: http://sysco.ch/jean316/ref_ne.htm#Histoire
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