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Consacrées au Réveil
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Martin
Luther
L'Hymne à la Grâce
Par
Jacques Blandenier
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Parcourir la vie
de Martin Luther, c'est un retour aux sources. À la redécouverte
de la grâce que Dieu nous fait en Jésus-Christ. Se remémorer
cette vie, c'est se pénétrer de l'essentiel du message chrétien.
Alors, exposez-vous! Il n'y a rien de meilleur à l'heure de la
fête de la Réformation!
"L'immense désastre
que la Réforme protestante fut pour l'humanité n'est que
l'effet d'une épreuve intérieure qui a mal tourné
chez un religieux sans humilité. (...) Il n'y a là qu'une
histoire classique, si j'ose dire, d'un moine déchu."
Jacques Maritain, Trois
Réformateurs, Plon, Paris.
"Luther a été,
avant toute chose, un chrétien qui a vécu un grand drame
spirituel et qui, à cause de son génie, à cause des
circonstances historiques où celui-ci s’est déployé,
s’est trouvé avec surprise, et comme à contre-cœur, initier
une gigantesque épopée historique. "
P. Maury, Trois histoires
spirituelles, Genève, Labor et Fides, 1962, p. 90.
"Une épreuve intérieure". "Un grand drame
spirituel". Si opposés que soient les avis cités ci-dessus,
ils convergent sur un point : contrairement à ce qu'on pense en
général et à ce qu'enseignent les livres d'histoire
scolaire, ce n'est pas dans la décadence de l'Église médiévale
ou le scandale de la vente des Indulgences qu'il faut trouver la racine
de la Réforme, mais dans la crise intérieure d'un homme,
Martin Luther. "Son drame n'est pas le drame d'un réformateur,
mais celui d'une conscience prophétique. Il faut chercher dans
des angoisses purement spirituelles et personnelles l'origine de ses découvertes
et de son action. " (P. Maury).
En lutte avec sa conscience et avec son Dieu, Frère Martin n'imaginait
aucunement que cela le mènerait à devenir un jour le Luther
de la Réforme. Il a vécu avec une grande densité
intérieure l'angoisse de la perdition, puis la libération
du salut par la grâce. S'il a été projeté sur
l'avant de la scène, s'il est devenu cette figure unique de l'histoire
de l'Église, c'est qu'il n'a pas pu supporter que reste captive
cette vérité qui l'avait fait naître à la vie.
Il en est devenu le témoin pour tout un peuple, le chantre de la
grâce. Il a trouvé des accents si personnels pour la célébrer
que les gens les plus simples l'ont senti très près d'eux,
ont vibré avec lui et l'ont suivi. Sans aucun doute, les circonstances
historiques de l'époque, tant sur le plan culturel que politique,
ont contribué au retentissement de la Réforme. Mais je me
garderais de dire : à son " succès ", car le déferlement
des idées luthériennes à travers l'Allemagne, l'adhésion
des princes et des masses représentent un " succès
" à double tranchant, dont on peut craindre qu'il ait eu pour
effet de neutraliser plus que de favoriser la portée spirituelle
de la Réformation.
Enfance et jeunesse de Martin
Luther
Martin Luther est né en 1483 à Eisleben, petite localité
de Thuringe (Allemagne orientale). Ses parents sont d'origine paysanne,
mais son père entreprit l'exploitation d'une mine de cuivre, et,
après des années difficiles d'endettement, la famille parvint
à une relative aisance. L'éducation que Martin reçut
dans son enfance, rude, marquée par la superstition, en fait un
pur produit du Moyen Age. Il dira plus tard combien il lui fut difficile
de se défaire de cette " doctrine pestilentielle " selon
laquelle Dieu est irrité contre l'homme, et la religion le recours
pour échapper à cette hostilité divine. À
dix-sept ans, Martin entre à l'Université d'Erfurt (ce qui
correspond au Gymnase), où il obtient le grade de maître
es arts. II peut alors commencer, à l'âge de vingt-deux ans,
les études de droit auxquelles son père le destine.
Après quelques mois cependant, il quitte la Faculté pour
entrer au couvent, provoquant la colère paternelle. Ayant risqué
d'être foudroyé dans un terrible orage, il avait fait un
vœu à la Vierge. Mais cette décision est le fruit d'une
longue crise religieuse et l'écho d'une profonde angoisse face
à la question de la mort et du jugement. C'est ainsi que le 18
juillet 1505, il se présente au couvent de l'Ordre des Augustins.
Deux ans plus tard, il est consacré prêtre – il a alors vingt-quatre
ans.
Crise intérieure
Mais Luther ne trouve pas la
paix au couvent. Il y est entré pour y chercher l'assurance du
salut, or ses angoisses ne font que s'intensifier. Mais attention au contre-sens
: Martin Luther est un moine en conflit intérieur, mais non pas
un moine contestataire ! Il ne se révolte pas contre la discipline.
Ce n'est pas à elle qu'il en veut, mais à lui-même.
Ses frères du couvent diront plutôt que s'il péchait,
c'était par excès de zèle.
" J'ai été un
moine pieux, je peux l'affirmer, et j'ai observé la règle
si sévèrement que je puis dire: si jamais un moine est
parvenu au ciel par la moinerie, j'y serais bien arrivé aussi.
Tous mes compagnons de cloître qui m'ont connu peuvent l'attester.
"
" Toute ma vie
n'était que jeûnes et veilles, oraisons et sueurs...
Le jeu aurait encore un peu duré, je me serais martyrisé
à mort à force de veilles, de prières, de lectures
et d'autres travaux."
La preuve de son sérieux et de sa loyauté est donnée
par les importantes responsabilités qui lui sont confiées
; il devient sous-prieur de son couvent (1511), docteur en théologie
(1512), professeur à Erfurt puis à Wittenberg. Bref, Martin
Luther est loin d'être un moine marginal ou déchu (contrairement
à l’opinion de Maritain...).
Alors pourquoi ces angoisses ? Sans doute, une éducation trop sévère
pour sa sensibilité exacerbée a-t-elle laissé des
traces sur son psychisme – angoisse et culpabilité. Mais la crise
est avant tout spirituelle et théologique. Il a un sentiment très
aigu de l'absolue sainteté de Dieu devant laquelle il se sent indigne,
même si, " objectivement ", il est moins pécheur
que beaucoup d'autres :
" Quand j'étais
moine, je croyais immédiatement que c'en était fait
de mon salut chaque fois que j'éprouvais la convoitise de la
chair, c'est-à-dire un mauvais mouvement, du désir,
de la colère, de la haine, de la jalousie à l'égard
d'un frère... J'étais perpétuellement au supplice
en pensant : Tu as commis tel ou tel péché, tu es
encore en proie à la jalousie, à l'impatience, etc.
"
" Au couvent,
je ne songeais ni à l'argent, ni aux biens de ce monde, ni
aux femmes, mais mon cœur tremblait et s'agitait en songeant comment
il pourrait se rendre Dieu favorable. "
II se sait pécheur, mais c'est un malentendu d'interpréter
dans un registre moralisant ce qu'il dit à ce sujet. Comme le fait
l'Écriture, il situe le péché au niveau de la relation
avec Dieu. C’est, à proprement parler, une " conviction de
péché ", œuvre du Saint-Esprit en lui. Les citations
qui suivent décrivent bien la vraie nature de son sentiment de
culpabilité :
" Chez l'homme
naturel, même la recherche de Dieu est entachée d'égoïsme,
car en recherchant Dieu, l'homme n'a en vue que son propre intérêt,
et cette corruption est si radicale que nous ne nous en rendons même
pas compte. "
Ailleurs il écrit
:
" Il faut d'abord
vaincre la convoitise de la chair et c'est facile. Ce qui est plus
difficile à vaincre, c'est l'orgueil, car il s'alimente même
de la victoire sur les mauvais penchants. "
Découverte de la grâce
Son supérieur au couvent,
Staupitz, qui a une grande estime pour lui, fait de son mieux pour l'apaiser,
mais sans résultat durable. On ne " déculpabilise "
pas avec des paroles d’encouragement un homme convaincu de péché
par l'Esprit !
C'est d'une façon personnelle et probablement progressive, dans
la lecture et la méditation de la Bible, que Luther va enfin comprendre
en quoi l'Évangile est Bonne Nouvelle. On suppose que cela se passe
entre 1513 et 1515 (il a donc plus de trente ans). Cette découverte
s'est produite tout particulièrement dans un face à face
avec le texte de Romains 1:17. Luther racontera, bien des années
plus tard, comment il a découvert que l'expression de l'apôtre
Paul " la justice de Dieu révélée dans l'Évangile
" ne désigne pas, comme il l’avait longtemps cru, le pouvoir
judiciaire par lequel Dieu punit le pécheur, mais la justice que
Dieu donne gratuitement à celui qui croit. Dès lors, loin
de distribuer les châtiments, cette justice sauve ! La perfection
divine ne consiste pas à garder pour soi sa sainteté, mais
de la communiquer à ceux qui ne la possèdent pas. Luther
aura recours à une comparaison :
" Un bon artisan peut manifester
sa valeur de trois façons : 1°) en critiquant et en confondant
ceux qui sont encore inexpérimentés dans son art. Mais
c'est une gloire bien mince qu'il acquiert là ; 2°) si, par
comparaison avec d'autres, il paraît plus adroit ; 3°) s'il
transmet son expérience à d'autres qui lui demandent
ce service, et n’auraient pu acquérir cette adresse par eux-mêmes.
Et c'est le meilleur moyen de montrer son talent. On n'est un maître
digne de louanges que lorsque l'on sait former des artistes à
son image. Cette façon de montrer sa valeur est faite de bienveillance
et de fraternité humaine. Voilà comment Dieu est juste
d'une façon effective et voilà pourquoi il faut le louer
à cause de ce qu'il fait de nous car il nous rend pareils à
lui-même."
En d’autres termes, la puissance
de Dieu n’affaiblit pas l’homme mais le rend fort, la sagesse de Dieu
ne ridiculise pas la folie humaine mais rend sage celui qui l’accueille,
la justice de Dieu ne le condamne pas mais le restaure dans la justice.
A l’inverse des puissants de ce monde, la personne divine n’écrase
pas mais rayonne et transforme à son image celui qui s’expose à
une vraie relation avec lui. Il n'est pas exagéré de dire
que toute la vie de Luther sera un commentaire de cette découverte
– un " hymne à la grâce ". Cette conversion, qu'il
reçoit comme un don, est le véritable point de départ
– souterrain encore – de la Réforme protestante. Désormais,
le Dieu de Luther n'est plus un Juge menaçant, mais un Père
aimant. Non pas un Dieu qui exige, mais d'abord et essentiellement un
Dieu qui donne et qui se donne. Et la conviction de la justification par
la foi devient chez lui si radicale qu'elle exclut tout " autre Évangile".
À la manière de l’apôtre Paul dans l'épître
aux Galates, Luther s'exprime ainsi :
" La sainte Écriture
n'enseigne point d'autre manière d'être justifié
que par la foi en Jésus-Christ, offert une seule fois, et qui
jamais plus ne le sera; à tel point qu'il anéantit complètement
l'œuvre du Christ, celui qui introduit une autre satisfaction, oblation
ou purification pour le pardon des péchés. "
Connaître le Christ crucifié
Certes, la loi demeure et dans
son absolu. Mais un autre que nous, Jésus-Christ, a satisfait à
notre place à l'exigence de la loi et a endossé, sur la
Croix, notre incapacité à le faire. Rien ne résume
mieux l'expérience profonde de Luther face à Jésus-Christ
que cette phrase trouvée dans une lettre datée d'avril 1516,
qui est à mes yeux le plus beau texte de Luther :
" Apprends à
connaître le Christ, et le Christ crucifié ; apprends
à chanter sa louange, à désespérer de
toi-même et à dire : Toi, Seigneur Jésus, tu
es ma justice, mais moi, je suis ton péché ; tu as assumé
ce qui est à moi, et tu m'as donné ce que je n'avais
pas. "
Et lorsque plus tard, Luther se dressera publiquement contre l'Église
catholique, ce n'est pas parce qu'il est un " moine rebelle ",
ni parce qu'il est outré (comme bien d'autres) par la décadence
morale de l'Église de l'époque. Mais parce qu'il voit un
peuple " sans Dieu et sans espérance dans le monde ",
à qui l'Église prêche un faux-dieu qui marchande ses
compassions et juge l’homme d’après ses actes méritoires.
Déjà dans un sermon de 1512 apparaissait clairement ce mobile
profond de l'urgence de la réforme théologique et spirituelle
de l'Église :
" Quels crimes,
quels scandales, ces fornications, ces ivrogneries, cette passion
effrénée du jeu, tous ces vices du clergé!...
De grands scandales je le confesse ; il faut les dénoncer,
il faut y porter remède ! (...) Les vices dont vous parlez
sont visibles à tous ; ils sont grossièrement matériels
; ils tombent sous le sens de chacun ; ils émeuvent donc les
esprits... Hélas ! il y a un mal, une peste incomparablement
plus malfaisante et plus cruelle : le silence organisé sur
la Parole de vérité qui est défigurée
; ce mal n'est pas grossièrement matériel, on ne l'aperçoit
même pas ; on ne s'en émeut point, on n'en sent point
l'effroi. "
II écrit aussi :
" J'ai été
mordant pour mes adversaires ; non à cause de leurs mauvaises
mœurs, mais à cause de leurs pernicieux enseignements. "
Il faut dissiper un malentendu : la justification par la foi, pièce
maîtresse du message de Luther, n'est pas une solution de facilité
superficielle, l'issue médiocre, la solution à l'eau de
rose qui apaise les consciences à bon marché après
le vain combat d'un moine velléitaire pour surmonter son péché.
La justification par la foi,
fondement d'une vie nouvelle
La justification est entièrement gratuite, mais elle est une puissance
de transformation. Luther s'est attaché inlassablement à
expliquer cette vérité face à des contradicteurs
qui argumentaient comme ceux que saint Paul cite dans l'épître
aux Romains (6:1) : " Péchons afin que la grâce abonde.
" Il leur dit :
" Ceux qui aiment
Dieu font le bien sans calcul et joyeusement, uniquement pour lui
faire plaisir et non pour obtenir en récompense quoi que ce
soit, un bienfait spirituel ou un bien matériel. Mais ce n'est
pas le cœur naturel qui inspire ces dispositions. Dieu seul peut les
créer en nous par sa grâce. "
" Les enfants
de Dieu servent Dieu avec joie, de tout leur cœur, sans aucun calcul
intéressé... Ils veulent simplement faire la volonté
de leur Père. "
Et encore :
" Voici en quoi
consiste la vie chrétienne : vouloir en toutes choses ce que
Dieu veut, vouloir sa gloire, et ne rien désirer pour soi-même,
ni ici-bas, ni dans l'au-delà. "
Le texte qui suit illustre
cette vérité d'une façon imagée typiquement
luthérienne :
" Des époux
unis par l'amour ont-ils besoin d'être renseignés par
le Code comment ils doivent se comporter, ce qu'ils doivent se dire
ou ne pas se dire, ce qu'ils doivent faire ou ne pas faire ? Le cœur
le leur dicte... Ainsi un chrétien que le cœur unit à
Dieu sait tout ce qu'il a à faire et il a l'élan nécessaire
pour le faire. Il agit toujours joyeusement et librement. Il ne songe
pas à accumuler des mérites, mais c'est une joie pour
lui de faire plaisir à Dieu, de le servir sans l'arrière-pensée
d'une récompense à obtenir. Il lui suffit que ce qu'il
fait plaise à Dieu. "
Si l’autre géant de la Réforme, Jean Calvin, tend à
situer la sanctification dans le cadre de l'obéissance au Dieu
souverain, Luther la situe plutôt dans l'ordre de la joyeuse liberté
et de la reconnaissance spontanée. Il s'ensuit que la dérive
calviniste sera le légalisme puritain, alors que celle du luthéranisme
sera l'antinomisme (le rejet de toute loi et finalement de tout enseignement
concernant l'éthique et la sanctification). Mais Luther lui-même
n'était pas antinomiste ! Au contraire, il s'est efforcé
de montrer qu'il n'y a pas de justification sans vie transformée,
sanctifiée.
Le chrétien et son médecin
Ainsi, en Christ, dit-il, nous sommes totalement déclarés
justes, et en même temps, engagés dans un processus par lequel
nous sommes rendus justes, car Dieu (et non pas nous !) est en train d'extirper
de notre vie ce péché qui, en Christ, n'existe déjà
plus, et un jour, dans son ciel, sera détruit entièrement.
C'est pourquoi l'homme est " en même temps pécheur et
juste ". " Dieu ne nous
a pas encore rendus justes, au sens de parfaits, mais il a commencé
son œuvre dans l'intention de l'accomplir.
" Luther, une fois de plus, a recours à une image très
parlante qu'il reprend à plusieurs reprises dans ses écrits
:
" Nous sommes
dans le cas d'un malade plein de confiance en son médecin qui
lui a formellement promis la guérison. En attendant le retour
de la santé, ce malade se conforme aux prescriptions de son
médecin, renonce à ce qui lui est interdit afin de ne
pas compromettre sa convalescence et de ne pas aggraver son mal, mais
de permettre au médecin de réaliser sa promesse. Ce
malade est-il guéri ? Non, il est malade et sauvé en
même temps. Il est encore malade de fait, mais grâce à
la promesse formelle de son médecin dans laquelle il a confiance,
il peut être considéré comme sauvé. Son
médecin le considère déjà comme tel, car
il est certain de le guérir, parce qu'il a déjà
commencé à le remettre sur pied et n'a pas considéré
l'accident comme mortel.
De même le Christ,
notre bon Samaritain, a reçu dans son hospice un homme à
demi-mort, son malade, dans l'intention de le guérir. Et il
a commencé à le guérir, en lui promettant la
santé parfaite dans la vie éternelle. Il ne lui impute
pas le péché comme devant amener la mort. Mais en lui
faisant espérer la santé, il lui interdit en même
temps de faire ce par quoi sa guérison pourrait être
entravée. Il lui interdit aussi de négliger ce qui peut
la favoriser, afin d'éviter une rechute. Cet homme est-il parfaitement
juste ? Certes non, mais il est en même temps pécheur
et juste. Il est pécheur de fait, mais il est juste aux yeux
de Dieu, grâce à la promesse que Dieu lui a faite de
le délivrer de l'esclavage du péché en attendant
qu'il l'en guérisse entièrement. De ce fait il a l'espoir
absolu de guérison, tout en étant encore pécheur.
Il a un commencement de justice qui le pousse à se l'approprier
toujours davantage, bien qu'il se sache toujours injuste. Mais si,
par coupable faiblesse, ce malade aime son mal et refuse de se soigner,
ne devra-t-il pas en mourir ? Un sort analogue est réservé
à ceux qui obéissent à leurs mauvais penchants.
Et le malade qui ne croit pas à sa maladie, mais se croit bien
portant et ne veut pas écouter son médecin, est l'image
de ceux qui veulent être justifiés et prouver leur santé
morale par leurs œuvres. "
Dès lors, ce qui est demandé de l'homme, c'est la foi, encore
et toujours, qui est une attitude confiante en Dieu qui justifie et sanctifie.
Luther dans l'arène
: affichage des thèses
" Il est possible
que j'aie parlé trop haut, que j’aie conseillé des choses
qu'on trouvera irréalisables, que j'aie attaqué tant
d'injustices avec trop de violence. Mais qu'y puis-je ? Mon devoir
était de parler, et j'aime mieux exciter la colère du
monde que celle de Dieu. "
" C'est l'enchaînement
des circonstances, ce n'est pas ma libre volonté qui m'a jeté
dans cette tempête, Dieu m'en est témoin. "
Les circonstances qu'évoque Luther dans les propos ci-dessus sont
le trafic des indulgences. Ce système a fait de l'Église
une banque spirituelle. Elle dispose des mérites surérogatoires
(c'est-à-dire accomplis en plus de ce qu'on est tenu de faire,
supplémentaires) des saints et les vend à qui en manque
pour gagner le paradis. Le pape Léon X a besoin d'argent pour la
construction de la basilique Saint-Pierre à Rome. Par ce commerce
– ce trafic – il accorde le pardon aux " fidèles " contre
le paiement d'une somme proportionnelle à leur fortune... Cette
" collecte pontificale " organisée en Allemagne dès
1515 par le dominicain Tetzel y suscite réticences et polémiques,
plus d'ailleurs par nationalisme allemand – on ressent les Indulgences
comme une sorte d'impôt italien – que par conviction théologique.
C'est dans ce climat de scandale que Luther intervient. Il affiche 95
thèses à la porte de l'église du château de
Wittenberg, le 31 octobre 1517. C'est la veille de la Toussaint, fête
propice à la vente des indulgences puisque Tetzel disait : l'âme
(celle de vos chers défunts pour lesquels vous payez) s'envole
du purgatoire au moment même où le denier offert résonne
dans le tronc ! Et il faisait battre du tambour pour attirer la foule...
Cet affichage des thèses par le Docteur Luther fait l'effet d'un
coup de tonnerre dans la population, et peut être considéré
comme le " coup d'envoi " public de la Réforme. Pour
tous ceux que ce trafic exploitant la crédulité populaire
indigne, elles apparaissent comme un manifeste libérateur. Luther
est surpris par l’ampleur de l’écho rencontré, mais non
pas affolé, même si le bruit soulevé par cette affaire
peut lui valoir de graves ennuis.
" Par un miracle dont je suis
le premier étonné, le fait est que toutes ces thèses
(...) se sont répandues presque dans le monde entier. Je les
avais publiées seulement à l'usage de notre Université
et rédigées de telle sorte qu'il me paraît incroyable
qu'elles puissent être comprises par tous. "
" Quand Dieu mène
la tâche, personne ne peut s'y opposer. S'il cesse de la mener,
personne ne peut la faire avancer. "
Evidemment, le sordide marchandage du salut des âmes heurte profondément
celui qui a découvert, quelques années plus tôt, la
gratuité du salut. Mais les thèses de Luther manifestent
encore plus sa crainte de voir les indulgences donner aux gens une sécurité
illusoire, sans repentance, ni volonté d'obéissance. Quelques
années auparavant déjà, il avait écrit :
" Prenez garde
que les indulgences n'engendrent jamais en nous une fausse sécurité,
une inertie coupable, la ruine de la grâce intérieure.
(...) Celui qui éprouve une véritable repentance ne
cherche ni indulgence ni rémission de ses peines ; au contraire,
il veut les prendre sur lui, il cherche la croix. "
Payantes, les indulgences
sont un bien trop bon marché et donc stériles, à
l’inverse de la gratuité suscitant une reconnaissance puissamment
dynamique. Ainsi la 49e thèse affirme :
" II faut enseigner
aux chrétiens que les indulgences sont des plus funestes, si
par elles, ils perdent la crainte de Dieu. "
Et les dernières thèses
sont sans équivoque :
" Qu'ils disparaissent
donc, tous ces prophètes qui disent au peuple de Christ : paix,
paix et il n'y a point de paix (92). Bienvenus au contraire, les prophètes
qui disent au peuple de Christ : croix, croix, et ce n'est pas une
croix (93). II faut exhorter les chrétiens à s'appliquer
à suivre Christ, leur chef, à travers les peines, la
mort, l'enfer (94). Et à entrer au ciel par beaucoup de tribulations,
plutôt que de se reposer sur la sécurité d'une
fausse paix (95). "
Aux antipodes de la grâce
à bon marché
Il n'y a pas à hésiter
: la doctrine luthérienne du salut gratuit n’a rien à voir
avec une religion facile et superficielle – une grâce à bon
marché comme le dira bien des siècles plus tard cet éminent
luthérien que fut Dietrich Bonhoeffer mort en 1945 martyr du régime
hitlérien. Informé de l’impact des thèses de Luther,
le pape Léon X s'inquiète. Il exige de Staupitz, le supérieur
du Docteur Martin, qu'il fasse taire ce moine dangereux. Mais Luther refuse
de se rétracter, persuadé d’être fidèle à
l'enseignement de l'Église en affirmant que " les
hommes doivent mettre leur confiance uniquement en Jésus-Christ,
et non dans leurs prières, leurs mérites ou leurs bonnes
œuvres. " Il n'a nul sentiment
de verser dans l'hérésie. Il dit à propos de ses
thèses :
" En tout cela,
nous ne voulons rien dire et nous croyons n'avoir rien dit qui ne
soit conforme à l'enseignement de l'Église catholique
et à celui des docteurs de l'Église. "
Le pape confie alors l'affaire
à l'un de ses meilleurs théologiens, un thomiste, le cardinal
Cajetan. Ce dernier fait preuve de discernement en voyant que, bien au-delà
de l'affaire Tetzel, c'est la théologie des mérites qui
est en jeu, donc le pouvoir de l'Église sur les âmes. La
justification par la foi sans les rites méritoires, le retour aux
sources et la primauté de l'Écriture, d'autres que Luther
l'avaient affirmé avant lui, sans difficultés particulières.
Mais Luther en tire les conséquences effectives : son message prive
l'Église (en tant qu'institution cléricale) de son rôle
de médiatrice, car il assure au croyant un accès libre et
direct à Dieu et à sa Parole. Dès lors, l'Église
perd ses prérogatives, son pouvoir ! Et cela, elle ne peut l'admettre
– d'où un combat contre Luther qui n'a jamais été
mené contre Érasme par exemple, ou d'autres humanistes du
XVIe siècle qui ont dénoncé les abus de
la hiérarchie sans jamais oser remettre son pouvoir en question.
Premières comparutions
En mars 1518, Martin Luther
comparaît devant les responsables de son ordre religieux des Augustins,
à Heidelberg. La discussion porte sur ce qui lui tient le plus
à cœur : le salut par grâce et la transformation qu'il opère
dans la vie du croyant. Voici deux thèses de Luther présentées
à cette occasion :
"La loi dit :
fais ceci, et jamais on ne le fait. La grâce dit : crois
en celui-ci, et par cela seul toutes les œuvres abondent."
(26) "L'amour de Dieu ne trouve rien d’aimable en nous, mais
il le crée... Quand Dieu fait sentir aux hommes son amour,
il aime des pécheurs, dans l'intention de les rendre justes,
sages, forts ; il se répand en eux et leur donne son bien.
Les pécheurs prennent de la valeur, parce qu'ils sont aimés
; ils ne sont pas aimés parce qu'ils ont acquis de la valeur
par eux-mêmes. " (28)
Plusieurs jeunes théologiens se convertissent en entendant Luther,
dont Martin Bucer, futur réformateur de Strasbourg. Mais la réponse
officielle est un réquisitoire sans nuance : Luther, inculpé
de " lèse-papauté " et d'hérésie,
est convoqué à une confrontation avec Cajetan, qui a lieu
en octobre 1518 à Augsbourg où la Diète est réunie.
Luther s'y rend sans illusion : "
Que vive Christ et que Martin périsse !"
Il résume ses thèses
en ces termes :
- Le prêtre n'est pas un
intermédiaire obligatoire entre Dieu et les hommes.
- L'Église est présente, non dans une institution, mais
dans la personne de Christ crue, confessée.
- Les sacrements sont efficaces non à cause du pouvoir de celui
qui les administre, mais à cause de la foi du fidèle.
- L'Écriture seule, et non l'Église, est infaillible. Un
concile, ou même un simple fidèle doit pouvoir convaincre
un pape d'erreur, s'il est en mesure de le faire en s'appuyant sur les
Écritures.
Cajetan ne veut rien entendre et exige du moine de Wittemberg qu’il se
prononce sur le principe de la soumission au pape, toujours et en tout.
C'est alors que pour la première fois (il le fera souvent par la
suite), Luther cite Galates 2:14 : Paul y déclare avoir repris
Pierre en face. La discussion est dans l'impasse.
Ainsi, de 1513 à 1518, Luther a été conduit progressivement
du problème de son salut personnel à celui des indulgences
pour aboutir à une mise en question du système ecclésial
romain et de sa prétention à être dispensateur du
salut et seul interprète habilité de l'Écriture.
Le tournant (1520)
L'année 1520 peut être
considérée comme celle d'un tournant décisif. C'est
la date réelle de la rupture avec Rome – celle de la naissance
du protestantisme. Luther a trente-sept ans. Il est dans la force de l'âge.
Il a été confronté de façon directe et publique
à ses adversaires et a dû rendre compte de sa position. Ces
comparutions lui ont permis de tracer plus clairement, pour lui d'abord,
mais aussi pour ses disciples et ses adversaires, les lignes de forces
de sa pensée. Déjà, il reçoit de l'Europe
entière des messages d'encouragement, d'adhésion à
la cause qu'il défend. Le conflit entre Luther et l'Église
passionne les foules. Ses écrits rencontrent un succès de
librairie sans précédent dans l’histoire de l’imprimerie.
Les trois premiers grands écrits
réformateurs
Malgré le tourbillon
qui l'emporte, Luther prend du temps pour la prière, la réflexion,
la mise par écrit du message qu'il veut transmettre :
1. Manifeste à la noblesse chrétienne de la nation allemande
(août 1520). C'est un texte énergique, virulent. Il y dénonce
la distinction entre l'état ecclésiastique et l'état
laïque : " Tous les chrétiens
ne sont-ils pas de l'ordre spirituel ? N'y a-t-il pas entre eux d'autre
différence que celle qui naît de la charge, du devoir ? (...)
Tous, nous sommes prêtres, sacrificateurs et rois ; tous nous avons
les mêmes droits, mais non la même puissance. " Premières
bases de la doctrine du " sacerdoce universel des croyants "
que professeront tous les Réformateurs sans pour autant véritablement
l’appliquer. À la prétention du pape et du clergé
à être les seuls interprètes autorisés de l'Écriture,
il oppose l'intelligibilité de l'Écriture au lecteur qui
a la foi.
2. En octobre 1520 paraît Prélude sur la captivité
babylonienne de l'Église. C'est un écrit plus théologique,
dans lequel il affirme son refus de voir le peuple croyant être
l'otage d'un clergé prétendant, avec les sacrements, détenir
la grâce et la distribuer au moyen de rites dont il a le monopole.
Il ramène de sept à deux le nombre des sacrements (baptême
et cène), conteste le sacrifice de la messe et la transsubstantiation.
3. En octobre toujours, alors qu'il est informé de la Bulle d'excommunication
que le pape a émise contre lui, il écrit le Traité
de la liberté chrétienne. Publié en latin et
en allemand, c'est un écrit d'édification non polémique,
serein et profond, malgré la tempête qui fait rage. Le texte
exprime admirablement la spiritualité de Luther. Il le résume
lui-même dans son introduction : "
Le chrétien est l'homme le plus libre; maître de toutes choses,
il n'est asservi à personne. Le chrétien est en toutes choses
le plus serviable des serviteurs ; il est assujetti à tous. "
Le thème est celui de la loi et de la grâce. Prêcher
la loi en vue de la pénitence et en rester là, c'est blesser
sans panser la blessure. Il faut annoncer la grâce libératrice,
reçue par la foi, la foi qu'il définit comme attitude réceptive
à la grâce. Cette foi unit au Christ dans cet échange
joyeux où Christ prend sur lui notre mort et nous donne une vie
nouvelle, victorieuse et portant du fruit. Luther en envoie un exemplaire
au pape accompagné d'une lettre respectueuse et ferme, où
figure notamment cette phrase magnifique : "
Je ne puis permettre qu'on impose une interprétation de l'Écriture.
Car il faut que la Bible, cette source de toutes les libertés,
soit libre elle-même. "
La rupture avec l'Église
romaine
Le 15 juin 1520, le pape promulgue la Bulle : " Exurge domine "
(Dresse-toi Seigneur, défend ta cause), qui menace Luther d'excommunication
s'il ne rétracte pas, dans les soixante jours, quarante-et-une
hérésies qui lui sont attribuées. Douleur, désillusion
et colère chez Luther (il se méfiait des prélats
de la Curie, mais, envers et contre tout, pensait jusqu'alors que, mieux
informé, le pape lui donnerait raison). Il s’exprime dans une lettre
douloureuse, amère mais déterminée, rédigée
un mois plus tard :
" Pour moi, le
sort en est jeté. Je méprise les fureurs et les faveurs
de Rome. Je ne veux plus de réconciliation avec eux pour l'éternité.
C'en est fait de l'humilité toujours montrée jusqu'ici,
et toujours trompée. (...) Ce qu'il nous faut, ce n'est ni
de la diplomatie, ni des armes, mais de rester forts par la foi, car
alors Christ sera pour nous. Nous sommes perdus si nous nous confions
dans nos propres forces. Il faut que nous souffrions pour la Parole.
"
Le délai imparti par
la Bulle étant écoulé, Luther ne s'étant pas
rétracté, son excommunication entre dans les faits. Sa tête
est mise à prix dans tout l'Empire et ses écrits doivent
être impérativement brûlés. Constatant le refus
définitif du dialogue, Luther rompt ses vœux monastiques en décembre
1520, et à son tour, brûle publiquement des livres contenant
le Droit Canon et la Bulle d'excommunication. La réponse de Rome,
le 3 janvier 1521, est une nouvelle Bulle prononçant l'anathème
contre Luther et ses partisans.
À ce moment-là, la rupture est consommée. Mais la
faire coïncider avec le geste de Martin jetant la Bulle au feu, c'est
en attribuer à lui seul la responsabilité. Or, la Bulle
Exurge Domine l'avait signifiée d'abord, confirmée en janvier
1521 par le refus définitif de la part de Rome d'entendre cet appel
à la réforme.
Lucien Febvre, historien non protestant, écrit :
" En classant
Luther sans répit et presque sans débat parmi ces hérétiques
criminels dont il faut étouffer les idées dans l'œuf,
Rome le chassait peu à peu hors de cette unité, de cette
catholicité au sein de laquelle pourtant, de toute son évidente
sincérité, il proclamait vouloir vivre et mourir. Elle
acceptait le schisme, elle courait au devant de lui. Elle fermait,
sur la route de Martin Luther, la porte pacifique, la porte discrète
d'une réforme intérieure. " (Un Destin : Martin
Luther, p. 97 de la 4e éd., P.U.F., Paris, 1968).
Un homme appelé par
Dieu
Le fardeau que porte désormais
Luther est énorme. Ce n'est pas à la légère
qu'il a refusé de céder. À certains égards,
il donne l'impression d'un homme qui se dresse tout seul contre toute
l'Église. Et en effet, il assume l'entière responsabilité
des décisions capitales qui mettent en jeu sa vie, mais bien plus
encore : l'unité du Corps de Christ en Europe. Par ailleurs, il
sait bien qu'il est le porte-parole d'un vaste courant. Il a des amis
très proches, comme Philippe Mélanchthon, et d'autres plus
lointains, qui lui font savoir par écrit leur espoir dans son combat.
C'est à la fois un stimulant et un poids très lourd sur
ses épaules. Il est conscient de l'espérance que ses prises
de position ont suscitée, mais aussi de l'immense danger d'un ébranlement
universel qu'elles représentent. Mais il est profondément
convaincu d’être un instrument de la volonté divine pour
purifier l’Eglise. D'autres avant Martin Luther, ou en même temps
que lui, affirmaient le salut par la grâce. Mais dans des universités
ou des écrits à diffusion confidentielle, sans le souci
primordial des hommes et des femmes de leur temps, condamnés à
conjurer leurs craintes par des superstitions les rendant esclaves. Certes,
Erasme, lui aussi, a écrit des textes virulents, sur le pape Jules
II entre autres. Mais il ne s’en est jamais pris au pouvoir abusif que
l’Eglise exerçait sur les âmes. Luther a osé, avec
la force que lui donnait la conviction d'être appelé par
Dieu. Il s'est dressé sur la place publique. Il a parlé
comme un tribun peut-être, comme un prophète surtout. Et
le combat a été acharné, et les dangers n'ont pas
manqué.
Qu'on pense à ce moment extraordinaire qu'a été sa
comparution à Worms face à l'Empereur Charles-Quint et à
tous les personnages les plus puissants de son temps. C'est en avril 1521,
Luther a trente-huit ans. Il vient de rompre avec l'Eglise du pape qui
l'a excommunié, et sa tête est mise à prix. Pour l’empereur
lui-même, le moment est crucial : si Luther refusait de se rétracter
ce serait le glas des espoirs de réunifier l'Europe religieuse.
L’Allemagne qui vibre à son message, est un baril de poudre : quand
son escorte traverse une ville, on sonne de la trompette, les gens se
ruent sur son passage, on organise une réception, on veut l'entendre
prêcher... À Worms, il y a des gens jusque sur les toits
des maisons pour le voir passer, alors qu'il se rend devant ce tribunal
suprême ! Au reçu de sa convocation, il avait écrit
:
" Si on m’appelle,
j'irai. S'ils s'emparent de ma personne, il faut remettre la chose
à Dieu. Il ne faut pas se préoccuper du danger, mais
éviter d'exposer l'Évangile à la risée
du monde, ce qui serait le cas si mes adversaires pouvaient dire que
nous n'avons pas eu le courage de le professer et n'avons pas osé
verser notre sang pour lui. Nous ne pouvons savoir s'il est plus profitable
pour l'Évangile que nous vivions ou que nous mourions pour
lui. Attends tout de moi, excepté de me faire fuir ou révoquer.
Je ne fuirai pas, je révoquerai encore moins, car je ne pourrais
faire ni l'un ni l'autre sans mettre le salut de beaucoup d'âmes
en danger. "
Juste avant son départ
pour Worms, le jour de Pâques, Luther avait prêché
à Wittenberg sur la joie et la victoire du Christ. Il était
conscient du risque qu'il courait :
" L'édit
de l'Empereur vise à m’effrayer, dit-il, mais le Christ est
vivant, et j'irai à Worms malgré toutes les portes de
l'enfer. J'irai à Worms même s'il y avait autant de diables
que de tuiles sur les toits! On a pu brûler Huss, mais pas la
vérité. "
(Le Tchèque Jean Huss,
précurseur de la Réforme un siècle avant Luther,
s’était rendu à Constance en 1415 pour comparaître
devant le Concile, muni d’un sauf-conduit de l’Empereur. Il a pourtant
était condamné à mort et brûlé vif à
Constance…)
Évoquant ce moment,
Luther dira plus tard :
" J'étais
intrépide, je ne craignais rien. Dieu seul peut nous exalter
à ce point. Je ne sais si je retrouverais aujourd'hui cette
audace joyeuse. "
Ouverture hésitante
Et pourtant lors de sa première comparution, Martin semble flancher.
Il s'exprime avec hésitation, on ne le comprend pas car, intimidé,
il parle trop doucement. Il demande un délai de réflexion
de vingt-quatre heures. "C'est,
dit-il, une affaire de foi dans laquelle se joue mon salut et qui concerne
la Parole de Dieu." En fait,
son conseiller Spalatin, aumônier de son prince Frédéric
de Saxe, lui avait recommandé cette tactique pour gagner du temps,
dans l’espoir de négocier un arrangement en coulisses avec l'Empereur.
Mais au cours de la nuit suivante, Luther passera par de terribles angoisses.
Quelques semaines plus tard, il rédigea la prière qu'il
avait fait monter à Dieu dans ces moments intenses. Elle est poignante
et donne une dimension humaine et spirituelle à un combat qu'on
a peut-être trop envisagé sous un angle surtout " médiatique
", héroïque et sensationnel :
" O Seigneur Dieu tout-puissant
! Quelle chose c'est donc que le monde ! Comme il force les lèvres
des hommes ! Comme leur confiance en Dieu est petite ! Que la chair
est faible ! Que le diable est puissant ! Combien il travaille par
ses apôtres et les sages de ce monde ! Le monde marche dans
le large chemin où s'en vont les impies, et il n'a d'yeux que
pour ce qui est grand, puissant, magnifique. Si je regarde de ce côté,
c'en est fait de moi (...) Ah ! Dieu... ah Dieu !... ô mon Dieu
! mon Dieu ! Tiens-toi près de moi contre la raison et la sagesse
du monde. Fais-le, fais-le toi seul ! Tu dois le faire ! Car ce n'est
pas ma cause, c'est la tienne. Qu'est-ce que ma personne ici ? Qu'ai-je
à faire, moi, avec ces grands seigneurs du monde ? Que n'ai-je
aussi des jours tranquilles, sans trouble ? C'est ta cause, Seigneur,
ta cause juste, éternelle. Soutiens-moi, ô Dieu fidèle
! Je ne m'appuie sur aucun homme. Tout cela n'est que vanité.
O Dieu ! ô Dieu ! N'entends-tu pas ? Mon Dieu, es-tu mort ?
Non, tu ne peux pas mourir; tu te caches seulement. Ne m'as-tu pas
choisi ? N'est-il pas vrai que jamais de ma vie je n'aurais pensé
à m'élever contre de si puissants seigneurs?
Ah ! Dieu, viens à mon aide au nom de ton cher Fils Jésus-Christ,
ma force, mon bouclier ; fortifie-moi par ton Saint-Esprit ! Seigneur,
où te tiens-tu ? Mon Dieu, où es-tu ? Viens ! viens
! Je suis prêt à y laisser ma vie comme un agneau. Car
cette cause est juste ; c'est la tienne et je ne veux pas me séparer
de toi pour l'éternité. Que cela soit décidé
en ton nom ; le monde ne pourra pourtant pas forcer ma conscience,
quand même il serait plein de diables. Et si mon corps, ta création,
l'ouvrage de tes mains, doit tomber en ruines, mon âme est à
toi ; elle t'appartient, elle demeurera éternellement à
toi. Amen. O Dieu, soutiens-moi, Amen ! "
Repensant quelques mois plus tard à ces événements,
Martin écrit à son conseiller Spalatin :
" Je suis troublé
dans ma conscience, parce qu'à Worms, cédant à
ton conseil et à celui de nos amis, j'ai laissé faiblir
l'Esprit en moi, au lieu de dresser en face de ces idoles un nouvel
Élie. Ils en entendraient d'autres, s'ils m'avaient à
nouveau devant eux! Mais assez sur ce sujet ! "
Inébranlable face aux
Grands de l’Empire
Le lendemain, exaucé,
Luther se tient fermement face à ses juges et répond sans
détour :
" Parce qu'on
me demande une réponse simple, j'en donnerai une qui n'aura
ni cornes ni dents. Si l'on ne me convainc pas par le témoignage
de l'Écriture ou par des raisons décisives, je ne puis
me rétracter. Car je ne crois ni à l'infaillibilité
du pape ni à celle des conciles, parce qu'il est manifeste
qu'ils se sont souvent trompés et contredits. J'ai été
vaincu par les arguments bibliques que j'ai cités, et ma conscience
est liée à la Parole de Dieu. Je ne puis et ne veux
rien révoquer, car il est dangereux et il n'est pas droit d'agir
contre sa propre conscience. Que Dieu me soit en aide. Amen."
Après quelques échanges
encore, il déclara, comme s'il prenait sur lui de conclure la discussion
:
" Je ne puis autrement.
Me voici devant vous. "
Il faut préciser que,
contrairement à ce qu'on a pu dire, ce qui est en jeu dans la pensée
de Luther, n'est pas l'exaltation du libre examen et de la conscience
individuelle comme instance suprême, car il précise clairement
:
" J'ai été
vaincu par des arguments bibliques et ma conscience est liée
à la Parole de Dieu. "
Le président du tribunal avait tenté de le fléchir
:
" Ne t'arroge
pas le privilège d'être seul à bien comprendre
les Écritures, et à en avoir mieux trouvé le
sens que tous les docteurs qui ont consacré leurs jours et
leurs veilles à le découvrir... "
À cet argument, Luther
n'était pas insensible. Cette question l'a souvent tracassé
suscitant un rude combat intérieur, plus peut-être que celui
qu'il menait face à ses adversaires. Il s'en ouvre dans quelques
textes significatifs :
" Crois-tu, se dit-il, que
tous les docteurs précédents n'ont rien su ? Faut-il
qu'à tes yeux tous nos pères soient des sots ? Es-tu,
toi seul, l'enfant chéri que le Saint-Esprit a réservé
pour ces derniers temps ? Dieu aurait-il laissé errer son peuple
pendant tant d'années ? "
Ou encore :
" Combien de fois
mon cœur s'est-il éperdument débattu et m'a-t-il puni
en m'opposant leur seul et leur plus violent argument : ‘Tu es
donc le seul sage ? Tous les autres se tromperaient donc et se seraient
trompés pendant des siècles ? (...) Et si tu te trompais
toi-même et si tu induisais en erreur tant de gens qui seraient
tous éternellement damnés ?’ Cela a duré
jusqu'à ce que le Christ m'ait affermi et confirmé par
sa seule Parole certaine ; alors mon cœur ne s'est plus débattu,
mais il s'est dressé contre les arguments des papistes comme
une côte rocheuse se dresse contre les vagues, et il s'est moqué
de leurs menaces et de leurs tempêtes. "
À Worms en tout cas, selon un témoin de la scène,
Luther resta ferme comme un roc lors de cette seconde comparution. L'Empereur
lève la séance, et dans le tumulte, le président
du tribunal élève encore la voix : "
Abandonne ta conscience, Frère Martin; la seule chose qui soit
sans danger est de se soumettre à l'autorité établie.
" Luther quitte les lieux en
disant : " J'ai traversé
la fournaise ! " ("
Ich bin hindurch, ich bin hindurch ! ").
Il lève les bras au ciel " comme le font, dit son adversaire
le plus acharné, le procureur Aléandre, les soldats qui
ont remporté une victoire... "
L’essentiel est dit…
Luther va vivre encore vingt-cinq
ans. Mais, à bien des égards, les éléments
essentiels de sa pensée et de son ministère ont été
posés. Après Worms, le réformateur fera une retraite
forcée de près d’un an au château de la Wartbourg,
consacrée en grande partie à l’œuvre majeure de sa vie :
la traduction de la Bible dans la langue du peuple. A peine sorti de presse,
le Nouveau Testament va se répandre à une vitesse incroyable
– ce fut le premier grand succès de librairie de l’histoire de
l’imprimerie. Et c’est forcé par les excès de disciples
trop zélés qu’il va sortir de son silence et reprendre le
combat. Mais il restera toujours peu enclin à systématiser
sa pensée et à structurer une Eglise " luthérienne
" (un terme qu’il récuse avec vigueur). Il participe à
des débats, forme des pasteurs, se soucie de la scolarisation des
enfants, écrit beaucoup (ses œuvres complètes seront publiées
de son vivant sans son approbation – soixante-sept gros volumes : traités,
commentaires bibliques, cours, sermons, lettres…).
Il n’y a pas de saint Martin
Luther !
A lire les lignes ci-dessus,
on pourrait avoir l’impression que Luther est un héros sans faille.
Pourtant il faut se garder d’en faire un " saint" protestant,
et la Réforme n'en a pas besoin pour être légitimée
! Il faut être conscient qu'au cours des vingt dernières
années de sa vie, Luther a été soumis à des
pressions extraordinaires. Son message joyeux et libérateur a soulevé
l'enthousiasme des foules, et provoqué d'innombrables conversions.
Mais il a aussi donné prétexte à toutes sortes de
révoltes et de soulèvements anarchiques, comme la Guerre
des Paysans (1524-1525). Certes, le message de Luther est comme un séisme
qui a ébranlé jusque dans ses fondements l'Allemagne et
toute l’Europe christianisée. Cette puissante voix a brisé
un carcan qui devait l'être de toute urgence. Mais ceux qui en ont
profité étaient parfois loin de l'esprit évangélique
qui avait suscité ce message. Luther a dû appeler les princes
pour mater ces désordres – des princes qu'il savait aussi injustes
et pécheurs que les rebelles. Par leur tyrannie, ils étaient
responsables de ces troubles. Tout cela n'a pas aidé le réformateur
à prendre du recul, à nuancer ses avis et à travailler
paisiblement. Dès les débuts du mouvement réformateur
(1520), il s'était d'ailleurs écrié :
" Mon Dieu m'emporte,
il me chasse en avant... Ce n'est pas moi qui suis maître de
moi. J'aspire au repos – et me voilà au centre de la mêlée
! "
Luther a malmené de façon choquante les autres réformateurs,
notamment Zwingli et les Suisses. Sans doute a-t-il eu des disciples trop
admiratifs et une popularité peu propice à l’humilité.
Son tempérament de lutteur tendit à devenir indomptable.
Dès le milieu des années 1530, pour des raisons de santé,
mais aussi de tempérament, il reste à l’écart de
toutes les tentatives de négociation, tant avec les théologiens
catholiques modérés qu’avec les autres branches de la Réforme.
Il eut des propos catastrophiques à l’égard des Juifs –
ces derniers l’ayant déçu car il imaginait qu’ils se convertiraient
en voyant une Eglise purifiée de son idolâtrie. Il souscrivit
à la guerre contre les Turcs – après réticences,
il est vrai : il répétera qu’il aurait bien mieux valu connaître
l’islam (il plaida pour une traduction du Coran) et évangéliser
les musulmans, et il vit dans les envahisseurs ottomans un jugement contre
l’infidélité de la chrétienté.
Un phare dans l’histoire de
l’Eglise
Malgré ses défauts,
Luther " a reçu du ciel
des trésors extraordinaires. Il a une force d'âme merveilleuse...
c'est un grand serviteur de Christ ",
relève Calvin. Et nous voulons nous attacher surtout à recevoir
de lui ce cadeau d'un message lumineux et libérateur. Martin Luther
l'a découvert dans sa lecture avide et passionnée de la
Bible. Un texte, tiré des " Articles de Smalkalde ",
résume ce message de façon pensée et précise.
Il a été écrit par un homme déjà bien
avancé dans la mêlée, presque cinquantenaire (1531),
soucieux de définir ce qui est le cœur du message évangélique
et ne peut faire l'objet d'aucun compromis.
" Voici l'article
suprême : Jésus-Christ, notre Dieu et notre Seigneur,
est mort pour nos péchés et ressuscité pour notre
justification. Lui seul, il est l'Agneau de Dieu qui porte les péchés
du monde, et Dieu a mis sur lui les péchés de nous tous.
Il est dit encore : Tous les hommes sont pécheurs et sont justifiés
sans nul mérite, par sa grâce, au moyen de la rédemption
opérée par Jésus-Christ, en son sang. Puisque
cela doit être cru et ne peut être obtenu ni saisi au
moyen d'une œuvre, d'une loi ou d'un mérite quelconque, il
est clair et certain que seule une telle foi nous justifie comme saint
Paul le dit dans Romains 3 (v. 28, puis 26). Sur cet article, aucune
concession n'est admissible. On ne peut s'en écarter, le ciel
et la terre dussent-ils crouler avec tout ce qui est périssable.
"
Peut-être une telle doctrine ne semblera guère originale
à beaucoup de nos lecteurs. Bien sûr ! Mais c'est précisément
parce que Luther l'a remise à jour, oubliée qu'elle était
depuis des siècles, noyée dans des traditions et des dogmes
surajoutés. Du début à la fin de son ministère,
Martin Luther, inlassablement et vigoureusement, a lutté, sans
considérer le prix à payer, pour que cette vérité
libératrice – le salut par la grâce, acquis par la mort de
Jésus-Christ pour nos péchés – soit annoncée
à un peuple soumis à la crainte du jugement et devenu otage
d'un clergé qui lui marchandait le salut. La Réforme, c'est
cela. Cela d'abord. Cela essentiellement. Et cela reste parfaitement d’actualité
!
Pour aller plus
loin :
Nous
conseillons quelques excellents ouvrages :
• Albert Greiner, Luther,
éd. Oberlin, 3e édition 1992, Strasbourg (184
p.).
• Marc Lienhard, Martin
Luther, un temps, une vie, un message, coéd. Centurion, Labor
& Fides, 1983, Paris et Genève (472 p.).
• Lucien Febvre, Un
destin, Martin Luther, Presses Universitaires de France, 4e
éd. 1968, Paris, 212 p. (ouvrage d'étude).
Note :
Jacques Blandenier
a exercé un ministère d'enseignant
au sein de l’Union des AESR, dans divers lieux de formation,
en Suisse et à l'étranger. Il a pris aujourd’hui une retraite
active, notamment dans la formation théologique en Afrique.
Jacques Blandenier
a publié plusieurs ouvrages. Les plus importants : L’évangélisation
du monde, La Mission des origines au XVIIIe siècle
(en collaboration avec Jacques A. Blocher), Lavigny, Groupes Missionnaires,
1998, 382 p. ; L’essor des Missions protestantes, St-Légier,
Ed. Emmaüs, 2003, 620 p. ; L’Ancien Testament à la lumière
de l’Evangile, Dossier Vivre no 12, Genève, Je Sème,
1998 ; Jésus-Christ : Dieu avec nous, Dossiers de Vivre
no 23, Genève, Je Sème, 2005, 172 p.
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