Pendant que se poursuivait,
au près et au loin de Herrnhut, l'activité que nous venons
d'esquisser rapidement, une autre oeuvre non moins importante, plus
nécessaire même, s'accomplissait dans les rangs de ce petit
peuple, toujours plus nombreux, que la main divine avait amené
sur les terres hospitalières de Zinzendorf. L'Esprit de Dieu,
continuant son travail régénérateur dans les cœurs,
répandant sa lumière toujours plus vive dans les entendements,
faisait l'éducation spirituelle des individus comme de l'ensemble
de la colonie. D'enfants en Christ qu'ils étaient, les Frères
devinrent des hommes faits dans le Seigneur, ayant leur physionomie
spirituelle à eux et capables de représenter, dans le
cercle des chrétiens protestants, un type particulier et nouveau.
Ce fut l'acheminement lent mais certain au-devant de la formation définitive
de l'Église de l'Unité renouvelée.
L'on ne saurait dire avec
précision quel rôle a joué, dans ce développement,
et selon la volonté de Dieu, le contact, plus puissant d'année
en année, dans lequel Herrnhut se trouvait avec tant de dénominations
religieuses et de peuples divers qu'avaient atteints ses messagers.
Ce qui est certain, c'est que la dépense colossale de forces
que la colonie morave ne cessait de faire pour ceux du dehors, ne l'a
pas appauvrie, mais que plutôt elle a augmenté ses trésors.
Herrnhut, à partir
de l'année 1727, offrait le spectacle d'un Etat théocratique
en petit. Le domaine spirituel et le domaine social, nécessairement
séparés l'un de l'autre dans toute société
où se mêlent aux croyants des gens qui ne croient pas,
devaient se pénétrer de part et d'autre au sein de ce
village formé pour des motifs presque exclusivement religieux.
Tout pouvait et devait y être réglé par les directeurs
spirituels et placé sous l'influence de l'Evangile. Trois cultes
par jour en été, deux en hiver, étaient appelés
à sanctifier les seize heures de travail assidu, rude, qui fournissaient
aux émigrés, fort pauvres la plupart, leurs moyens d'existence.
Le premier, à cinq heures du matin, était destiné
au chant et à la prière; le second, dans la matinée,
à une étude biblique; le troisième, célébré
le soir, au chant et aux communications concernant les intérêts
du royaume de Dieu dans le monde entier. S'instruisant et s'enflammant
tour à tour, les Moraves se formaient, dans ces réunions
du soir surtout, pour l'accomplissement des ministères si variés
dont nous parlions tout à l'heure.
Le dimanche, dans ces exercices
de piété, occupait sa place marquée. Du matin au
soir, il était consacré à l'édification
publique. Zinzendorf aimait à en profiter pour parler à
tous les âges séparément, exhortant les enfants,
les jeunes gens, les jeunes filles, les époux et les épouses,
les veufs et les veuves, à puiser dans la personne de Jésus,
le Fils de Dieu fait homme, sagesse et force pour glorifier Dieu, chacun
dans les conditions spéciales de sa vie.
Au sein de cette atmosphère
spirituelle se manifesta, au mois d'août de l'année 1727,
après l'important événement raconté plus
haut (chapitre 2) et comme conséquence de celui-ci, un puissant
réveil parmi les enfants de Herrnhut, réveil auquel est
demeuré attaché, d'une manière particulière,
le nom de Susanne Kühnel. Puissamment saisis par l'Esprit de Dieu,
les petits, dans les jardins, dans les champs, dans les bois, priaient
Dieu à genoux de leur apprendre à lui plaire et à
l'aimer. Plus tard, le 4 mai de l'année 1728, dix-huit jeunes
personnes, parmi lesquelles Anna Nitschmann, traitaient solennellement
alliance les unes avec les autres, en vue d'une commune et entière
consécration du cœur et de la vie à Christ. Avant cet
événement déjà, le 26 août 1727, vingt-quatre
frères et vingt-quatre sœurs avaient formé une union de
prière, dont les membres augmentèrent rapidement jusqu'au
chiffre de soixante-dix-sept. On répartissait entre eux par le
sort les vingt-quatre heures de chaque journée, donnant ainsi
à chacun la sienne à passer en action de grâces
ou en supplications pour l'Eglise. Quelqu'un se trouvait-il empêché
par un travail pressant, ou bien quelque faiblesse spirituelle, de consacrer
son heure tout entière à la prière, il était
autorisé à couper court à son sacerdoce. Belle
liberté, absence de contrainte digne d'attention!
Chaque soir, aussi, tantôt
un groupe d'hommes ou de femmes, tantôt un autre, se réunissait
pour échanger, dans l'intimité, des expériences
spirituelles. On aimait à s'offrir également pour veiller
la nuit et pour porter aux maisons où se trouvait quelque malade
ou quelque personne empêchée de dormir, l'encouragement
du chant d'un cantique. De toute façon, on cherchait la communion
fraternelle et l'appui mutuel, autant de forces et de bénédictions
qui faisaient défaut dans d'autres dénominations et qui,
notamment, disparaissaient de plus en plus du milieu des cercles piétistes
de Halle.
Dans le but de régler
et de surveiller la vie spirituelle et sociale de Herrnhut - le village
comptait en 1735 un millier d'habitants - on maintint ou créa
une foule de charges, dont la plupart n'ont pas survécu à
l'époque qui les avait rendues nécessaires. La plus importante
d'entre elles, était celle des Anciens, dont Herrnhut, en 1730,
ne comptait plus que deux et auxquels incombait le devoir purement spirituel
de représenter l'Eglise devant le Seigneur, comme le souverain
sacrificateur de l'Ancienne alliance portait sur son cœur les noms des
douze tribus d'Israël. Une discipline sérieuse, et parfois
sévère, s'exerçait par le moyen des directeurs
spirituels. On interdisait la participation à la Cène
à quiconque refusait de se convertir de tout son cœur à
Dieu. On excluait de la communauté naissante quiconque manquait
de droiture ou se rendait coupable d'hypocrisie. On veillait avec une
sainte jalousie sur la pureté des mœurs, et, dans le désir
d'élever toute vocation dans l'Eglise à la hauteur d'un
ministère, exercé an nom de Christ, on alla, en 1731,
jusqu'à accorder l'imposition des mains à deux frères
appelés à diriger le modeste hôtel de Herrnhut.
D'ailleurs, il n'y avait,
à l'époque dont nous parlons, rien de stable dans les
formes que revêtait la vie spirituelle de la colonie. Tout y était
en ébullition. Vigoureuse, débordante, la sève
de la jeunesse y faisait pousser, à côté de fruits
excellents, des sauvageons qu'il fallait retrancher. Mais cela aussi
ne témoignait-il pas de l'existence de forces nouvelles dont
Dieu avait besoin pour l'édification de son Règne ?
Qu'on ne pense pas non
plus que la vie spirituelle et sociale de Herrnhut ait été
marquée au coin d'un piétisme anxieux ou bien d'un mysticisme
maladif. On y rencontrait la joie et la sobriété du chrétien,
la lutte contre les étroitesses de Halle et l'absence de tout
particularisme ecclésiastique. L'individu, à vrai dire,
se trouvait appelé à sacrifier une partie de ses libertés,
pour accepter le joug d'une organisation ecclésiastique de plus
en plus serrée. Mais le sacrifice pour chacun s'accomplissait
sans contrainte et dans un esprit de charité. Cela ne valait-il
pas mieux que cet individualisme outré qu'on a vu se faire jour
dans telle autre dénomination religieuse et qui n'a jamais manqué
de saper l'édifice à sa base?
L'on comprendra mieux encore
ces choses, quand nous aurons fait remarquer le trait distinctif de
la piété telle que, sous l'influence de Zinzendorf, elle
s'était développée à Herrnhut. Le comte
s'était efforcé de mettre chacun des arrivants en rapport
direct et intime avec Christ, " l'ami de l'âme", et
de suppléer par là à une grande lacune qu'il avait
observée dans le christianisme des émigrés moraves.
C'était ce que le piétisme allemand avait de mieux à
donner à ces courageux témoins de la vérité
évangélique. Cela les remplit d'un bonheur qu'ils avaient
ignoré jusqu'alors et les rendait capables de renoncements devant
lesquels reculait leur nature. Deux types de cette piété
méritent d'être relevés. Le 30 juin 1732, mourut
Mathieu Linner, jeune homme de 18 ans qui avait exercé un ministère
béni parmi ses compagnons d'âge. Quand sa mère,
peu de jours avant sa mort, lui dit: " Penses-tu au Sauveur? "
" Chère mère ", répliqua-t-il, "
on pense à ceux qui sont absents; quant au Sauveur, il est tout
près de moi. " Un an plus tard, Herrnhut perdit, dans la
personne de Martin Linner, un de ses Anciens les plus distingués.
Silencieux de nature, puissant quand il parlait, cet homme possédait
à un haut degré le secret de la cure d'âmes.
Toujours plein de charité,
toujours en prière, courageux jusqu'à censurer le comte
lui-même, il avait pris sur tous un grand ascendant. On oubliait,
en le voyant, l'homme de basse condition - il s'était fait cardeur,
après avoir cédé à un plus pauvre que lui
une boulangerie qu'il avait dirigée avec succès. On oubliait
aussi sa jeunesse - il n'avait, lors de sa mort, que 30 ans. On ne voyait
en lui que l'instrument choisi de Dieu. Cinq jours avant sa fin, il
traça, à l'adresse de l'Eglise, les lignes suivantes:
" Quand je pense à vous, mes frères, mon cœur tressaille
de joie. Je sais que la voix de Jésus vous a enseignés
et vivifiés. Je sais aussi que vous m'avez appuyé, moi,
qui ai été votre Ancien par obéissance et dans
la crainte. Aujourd'hui, devant rendre compte de mon ministère,
je m'abaisse dans la poussière devant le Seigneur et devant l'Eglise...
" A ces mots, la plume tomba de ses mains tremblantes. Il refusa
cependant de se faire porter au lit. Assis sur sa chaise, il attendait
le dernier moment, serein et ferme dans la foi. "Mon Sauveur ",
dit-il à plusieurs reprises, " tu sais que je n'aime rien
en dehors de toi; je t'aime de tout mon cœur; tu le sais. " Mais
la fin tardait à venir. Elle ne survint que le 26 février
1733.
Une circonstance remarquable
rendit témoignage, quelques mois après ce décès,
de la grande puissance morale qu'exerçait alors la colonie de
Herrnhut. Elle s'était vue dans la nécessité de
bannir de son sein Frédéric Kühnel, homme riche et
influent. Bravant l'arrêt, le coupable s'était écrié:
" Nous allons voir, maintenant, s'il y a de la force apostolique
à Herrnhut. Ou bien c'en est fait de moi, ou bien Herrnhut ne
vaut rien. Et une autre voix, celle du pasteur Schaefer avait ajouté:
" Si Herrnhut est une Eglise de Dieu, Kühnel y reviendra humilié,
dût-on être obligé de l'y porter. " Or, le 12
août 1733, jour de prière et de fête pour l'Eglise,
Kühnel, brisé de corps et d'esprit, revint au milieu de
ses frères d'autrefois, réclamant avec larmes son pardon.
Tel était le degré
de développement du cœur et de l'âme auquel avaient atteint
les habitants de Herrnhut, quand Dieu leur donna de faire le pas décisif
qui acheva d'imprimer à l'Eglise en formation son caractère
distinctif. Il se servit pour cela de celui qui, à tant d'égards
déjà, avait été le conducteur spirituel
des émigrés, savoir de Zinzendorf.
Une transformation frappante
s'était produite peu à peu dans les vues dogmatiques du
comte. Né au sein du piétisme et disciple convaincu des
doctrines de cette école, il avait conservé jusqu'en 1729
la pensée qu'il fallait, pour être sauvé, passer
par les contritions et les violentes luttes morales de la repentance,
telles que les prescrivait le catéchisme de Halle. Mais ces convictions
commencèrent à s'ébranler. Le croyant n'était-il
pas enfant de Dieu pour l'amour de Christ, dès sa jeunesse, au
lieu de le devenir seulement à travers la crise qu'exigeaient
les piétistes? Accusé d'hérésie, ouvertement
condamné, Zinzendorf se mit en 1734 à étudier à
fond les textes bibliques ainsi que les doctrines des Réformateurs
sur lesquelles la polémique du sectaire Dippel avait attiré
son attention. Une grande lumière se fit alors dans son âme.
Dieu le plaça en face de la rançon payée, une fois
pour toutes, par le Rédempteur. Dieu, tout en lui laissant la
conviction la plus profonde de la culpabilité de l'homme, lui
donna de saisir le mystère de la grâce gratuite manifestée
en Jésus-Christ. A ce moment, Zinzendorf reconnut, comme l'erreur
la plus pernicieuse, la doctrine qui exige de la part du pécheur,
avant de le conduire à la croix de Christ, un acte d'expiation
dans l'ardeur d'une lutte morale. N'était-ce pas là vouloir
faire un salut accompli dès longtemps? N'était-ce pas
vouloir offrir, là, où Dieu avait résolu de donner?
Et tout le devoir du chrétien ne se résumait-il pas dans
une humble acceptation d'un acte de grâce miséricordieusement
arrêté par Dieu ?
Une parole de Luther, imprimée
sur une feuille de papier à moitié brûlée
que le comte retira un jour des cendres d'une cheminée, le confirma
puissamment dans ses vues nouvelles. C'étaient deux lignes d'un
cantique dans lesquelles le Réformateur prie le Christ de lui
faire comprendre, par le regard sur ses meurtrissures, que grâce
lui a été faite. A partir de ce moment, Zinzendorf ne
douta plus. Aux yeux de sa foi se dressa la croix de Christ, lieu de
jugement, où l'homme criminel, condamné à la mort
à cause de ses fautes, reçoit sa lettre de grâce
pour l'amour du Sauveur exécuté à sa place. Embrasser
cette croix par la foi, ne rien y apporter, si ce n'est un immense fardeau
de misères et de culpabilité; tout y trouver: pardon,
paix, vie éternelle; tout y apprendre : la douleur d'avoir offensé
Dieu et le secret de pouvoir lui plaire, voilà dorénavant
le grand thème qu'il traita dans ses discours, qu'il chanta dans
ses cantiques, qu'il prêcha par sa vie. A l'amour ardent qu'il
avait éprouvé pour Jésus, "l'ami divin de
l'âme", à l'admiration qu'il avait vouée à
Christ, "le héros triomphant de ses ennemis ", s'était
jointe la foi du cœur en Christ, le Souverain sacrificateur expiant
le péché et jetant le pécheur dans les bras de
la grâce divine.
Une fois cette évolution
accomplie dans Zinzendorf, ses frères de Herrnhut ne tardèrent
pas à en bénéficier. Ceux-ci le suivirent sur le
terrain spirituel si solide où il avait appris à se placer.
En cela, sans s'en douter d'abord, ils passèrent par dessus le
piétisme de Halle, pour se rattacher aux confessions du siècle
de la Réforme et spécialement à la doctrine du
salut par grâce, sans les œuvres de la loi, telle que Luther l'avait
prêchée. La Confession d'Augsbourg devint leur confession
à eux aussi, si bien que l'Eglise des Frères, renouvelée
à Herrnhut, loin de mériter le reproche de vues sectaires,
a mille fois raison de se dire étroitement unie par une seule
et même foi à ce que le protestantisme possède de
plus franchement évangélique et de plus fidèle
à l'enseignement de St-Paul.
Il n'est pas aisé
de dire, d'un autre côté, quel aspect spirituel et ecclésiastique
la colonie de Herrnhut aurait fini par prendre, si tous les éléments
de vie qui s'y trouvaient réunis, n'avaient pas été
groupés autour de la doctrine centrale de la Réforme.
Dépourvue de cet appui et de cette lumière, aurait-elle
pu, sans faire un naufrage complet, traverser les écueils qu'elle
allait rencontrer sur son chemin? Aurait-elle accompli sa mission dans
le monde? Aurait-elle compté de grandes victoires remportées
au nom de Christ? Le fait est que la Parole de la grâce gratuite
de Dieu en Jésus, le Crucifié, a été sa
force et son succès jusqu'aux bouts de la terre. Allant au devant
des remparts du monde païen, elle les a vus tomber devant l'Evangile
de la croix du Rédempteur, seule source du salut, bonheur suprême
du pécheur, joie de l'âme rachetée. Etrangère
à tout prosélytisme, son ambition s'est bornée
à grouper les pécheurs autour de Celui qui a payé
leur rançon.
Un détail mérite
de ne pas être oublié. Plus d'une fois, dans la suite des
temps, l'Eglise de Herrnhut vit éclater, entre elle et le comte,
des divergences de vues plus ou moins marquées. Il est à
supposer qu'une rupture se serait réalisée si, de part
et d'autre, les cœurs n'avaient pas été affermis dans
le centre de la doctrine évangélique. Mais ce point de
ralliement, jusqu'au milieu des heures les plus critiques, n'a jamais
fait défaut et ceux qui avaient été en danger de
se séparer, se sont toujours retrouvés au pied de la croix
de Christ.
A l'heure qu'il est encore,
l'Eglise des Frères, répandue sur toute la surface de
la terre, renferme les éléments les plus divers et des
nuances de doctrine plus ou moins accentuées. Mais le fil d'or
ne manque pas, unissant les cœurs les uns aux autres. Nous le rencontrons
partout, sous la forme de cette conviction que chaque pécheur
doit être en rapport direct et intime avec Jésus-Christ,
l'Agneau de Dieu offert en expiation de nos fautes, et qu'il n'y a ni
pardon, ni renouvellement moral, ni vie éternelle, qu'en la seule
grâce de Dieu faite à tous, sans le concours de l'homme,
pour l'amour du sacrifice de la croix. C'est dans cette confession de
l'Eglise des Frères que s'allient aux grandes acquisitions spirituelles
de l'époque de la Réforme, les vues du piétisme
allemand, corrigées et enrichies les secondes par les premières.
Magnifique don de Dieu, confié à la colonie de Herrnhut
il y a plus de 150 ans déjà et conservé jusqu'à
aujourd'hui, à travers toutes les vicissitudes de son histoire
et toutes ses défaillances morales, à l'Eglise renouvelée
des Frères de l'Unité.
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