Lorsque Zinzendorf, en
1736, reçut le premier décret royal qui le bannissait
du territoire de Saxe, il dit: "Je ne pourrais déjà,
sans cela, pendant les dix ans qui vont suivre, m'établir en
permanence à Herrnhut. C'est l'heure d'organiser l'Eglise des
pèlerins et d'annoncer le Sauveur au monde entier. Le lieu où
il y aura l'oeuvre la plus réelle à accomplir pour Lui,
voilà dorénavant notre patrie. "
Accepter résolument
l'exil et se consacrer, avec ce que la colonie morave possédait
de plus vaillant et de plus distingué, aux affaires de Dieu dans
le monde, pour Zinzendorf c'était sacrifier la place centrale
que Herrnhut avait occupée jusqu'alors. Avec le comte et son
entourage, la doctrine, les principes d'organisation et de vie de l'Eglise
naissante, allaient se trouver transportés tantôt ici,
tantôt là. C'était faire naître de nouveaux
foyers moraves et réduire Herrnhut au rôle d'un premier
entre ses égaux. On comprend à quel point ce fait compromettait
l'existence de la plante encore si jeune que Dieu avait fait croître
sur le versant du Hutberg. Mais sa main demeurait étendue sur
le village auquel il avait ravi l'homme qui en avait été
la providence terrestre. " Pas un clou n'y a été
ôté de sa place par l'ennemi ", disent les annales.
" Herrnhut, en l'absence du comte, demeura debout comme une habitation
de Dieu au milieu des hommes ". Les adversaires, en cela, essuyèrent
une défaite.
Ils ne réussirent
pas non plus quant à leur désir - partagé d'ailleurs,
on va le voir, par Zinzendorf lui-même - d'empêcher la naissance
d'une nouvelle Eglise et de retenir les Frères dans le giron
de l'Eglise luthérienne. On avait pu envisager Herrnhut comme
faisant partie de la paroisse luthérienne de Berthelsdorf, mais
il était impossible d'appliquer la même manière
de voir à tous ces centres moraves qui ne tardèrent pas
à se produire dans les pays les plus divers et dans les conditions
ecclésiastiques les plus variées. Le vin nouveau, comprimé
pendant un temps dans la vieille outre, finit par déborder et
par réclamer un vase à lui. De toutes façons, l'opposition
contre Zinzendorf et les Moraves arriva donc à des fins contraires
à celles qu'elle avait rêvées.
Sous le coup de son bannissement,
Zinzendorf se rendit d'abord dans l'Ouest de l'Allemagne où il
se proposait de travailler parmi les piétistes réformés.
Il ne pouvait être question, même ici, de propagande en
faveur d'une Eglise nouvelle. Celle-ci, pour le comte moins encore que
pour n'importe lequel de ses contemporains, n'existait pas. Tout ce
que Zinzendorf ambitionnait, c'était de proclamer toute la plénitude
de la grâce divine en Jésus-Christ, le Sauveur du monde,
et de grouper les âmes autour de cet Evangile-là.
Au mois de juin 1736, il
trouva le champ d'activité qu'il cherchait, dans la Wetterau,
contrée située entre le Taunus et le Vogelsberg. C'est
là qu'il réussit à louer, au milieu de cinquante-six
familles pauvres et délaissées, la Ronneburg, vieux château
à moitié en ruines, appartenant au comte Isenburg-Wächtersbach.
Il s'y installa avec sa famille non seulement, mais aussi avec un cercle
de frères et de sœurs dont le nombre variait et qui, à
part un noyau assez fixe, ne se composait pas toujours des mêmes
personnes.
C'est à ces compagnons
d'exil et d'oeuvre qu'il donna le nom d'Eglise des pèlerins.
Cette Eglise, sœur cadette de celle de Herrnhut, mais ambulante, appelée
à séjourner tantôt dans un lieu, tantôt dans
un autre, devait, selon la pensée du comte, propager d'une manière
toute particulière les trésors de connaissance et de grâce
que Dieu avait confiés aux Frères. Elle devint aussi,
avec le temps et pour quelques années, l'organe directeur de
toute l'activité morave, telle que, manquant encore de la base
d'une constitution ecclésiastique nettement formulée,
elle se poursuivait dans le monde chrétien et parmi les païens.
Après six semaines
de travail, Zinzendorf, laissant l'Eglise des pèlerins dans la
Ronneburg, partit pour les provinces baltiques, où Herrnhut,
depuis la visite de Christian David, en 1729, comptait de nombreux amis
parmi la noblesse, le clergé et le peuple. En se rendant dans
ce milieu, le comte cédait à de pressantes sollicitations.
Aussi l'y reçut-on à bras ouverts et son séjour,
quoique bien court, - un mois - laissa-t-il des traces profondes. Il
en résulta non seulement une traduction de la Bible en estonien,
l'ouverture d'une école normale chrétienne à Wolmarshof,
et une profonde impression produite sur un grand nombre de cœurs, mais
aussi une oeuvre que Dieu a donnée à l'Eglise des Frères
de continuer, à travers un siècle et demi, et jusqu'à
nos jours.
En l'absence du comte, l'Eglise
des pèlerins traversa de nombreuses contrariétés
et fut obligée de quitter la Ronneburg pour se réfugier
à Francfort-sur-le-Main. C'est là que la rejoignit son
chef, revenant de la Russie par Berlin, où avait eu lieu l'entrevue,
mentionnée plus haut, avec Frédéric-Guillaume 1er.
Les lettres de recommandation du roi firent merveille. Elles ouvrirent,
devant Zinzendorf et les siens, un nouveau refuge dans le château
de Marienborn, mémorable par ce fait que l'Eglise des pèlerins,
numériquement augmentée pour l'occasion, y tint, du 6
au 8 décembre 1736, une suite de séances auxquelles on
donna le nom de premier "
Synode de l'Eglise. " " Nous n'oublierons pas ces trois jours
heureux ", disait plus tard le comte : " c'est là qu'ont
été jetés les fondements de toute l'oeuvre que
nous faisons pour le salut de plusieurs milliers d'âmes. "
La décision la plus
importante du " Synode " fut celle de créer, dans la
Wetterau, sous la forme d'une colonie semblable à Herrnhut, un
nouveau lieu de refuge pour les Moraves, s'attendant à devoir
quitter le territoire de Saxe. On obtint, de la part du comte de Büdingen,
les garanties les plus complètes, on acheta un terrain au prix
de 8000 thalers, et on se mit à construire, à une lieue
et demie de Marienborn, le village du Herrnhaag, non sans un certain
luxe qui avait nécessairement fait défaut à Herrnhut
et que facilitaient quelques riches protecteurs des Frères en
Hollande et ailleurs. A peu près en même temps, deux autres
colonies, devant servir au même but que le Herrnhaag, prirent
naissance, l'une dans le Holstein - Pilgerruh - l'autre en Hollande
- Heerendyk. A d'autres endroits encore, on retrouvait l'influence caractéristique
des Frères dans la naissance de nouveaux groupes plus ou moins
organisés. De ce nombre furent Francfort, Berlin, où Zinzendorf,
en 1738, prononça une suite de discours fort remarqués,
Iéna, où étudiait le fils du comte, Christian René,
Amsterdam, Bâle (1739). Au delà de la Manche, le ministère
de Pierre Böhler, de Iéna, décida, en 1738, la création
d'une branche anglaise de l'Eglise des Frères. Plus loin encore,
en Pennsylvanie, l'activité de Spangenberg (depuis 1736) prépara
la future branche américaine.
L'Eglise des pèlerins,
nous l'avons dit, occupait alors une place centrale au milieu de ces
formations nombreuses et variées. Tout en ayant son pied à
terre dans le château de Marienborn, elle voyageait beaucoup,
réalisant par là le nom qui lui avait été
donné. Fractionnée ou dans son ensemble, se composant
tantôt de Zinzendorf et de quelques hommes et femmes d'élite
seulement, tantôt d'un grand nombre de personnes, elle paraissait
dans les lieux les plus divers. Nous la trouvons, entre autres, en 1741
à Genève où, représentée par cinquante
personnes groupées autour du comte et de la comtesse de Zinzendorf,
elle résida quelque temps à Plainpalais. A son retour,
elle s'arrêta à Montmirail, que le comte, à cette
occasion, destina à être un lieu de rendez-vous pour les
Frères de la Suisse allemande et romande. Plus tard, une société
de quarante frères et sœurs fit un séjour dans deux vastes
maisons de Heerendyk. De là Zinzendorf, avec une suite moins
nombreuse, se rendit à Londres où, avant son départ
pour l'Amérique, devait se tenir, au mois de septembre 1741,
une réunion d'adieux à laquelle nous aurons à revenir
plus tard.
Vers la fin de 1740 et
dans le courant de l'année 1741, l'Eglise des pèlerins,
au milieu de laquelle était revenu, pour quelque temps, l'excellent
Spangenberg, conçut de nouveaux plans pour l'avenir. Une grande
porte semblait ouverte dans les Etats-Unis de l'Amérique du Nord,
le pays de la liberté religieuse. Spangenberg insistait. Zinzendorf,
quelque peu fatigué des difficultés que la patrie ne cessait
de semer sur sa route, approuvait hautement une extension de l'oeuvre
au delà de l'océan. Il n'en fallait pas davantage pour
qu'une colonne de frères et de sœurs, - parmi lesquels Anna Nitschmann
- s'ébranlât, en 1740. Le comte se proposait de la suivre.
On décida de faire
un pas en avant, en Angleterre aussi. Le méthodisme de Wesley
et de Whitefield avait commencé à s'y heurter contre la
doctrine de la grâce et du péché telle que la prêchaient
les Frères. Peu nombreux, loin d'être définitivement
organisés, ces derniers, qu'on commençait à appeler
Moravians, avaient besoin d'un nouvel appui, et l'Eglise des
pèlerins résolut de le leur envoyer dans la personne de
Spangenberg.
Mais une autre question
encore, d'une nature plus grave, demandait une solution. Agitée,
dans les cercles de Herrnhut depuis plus de dix ans déjà,
reprise sous la pression qu'exerçaient les circonstances dans
l'Eglise des pèlerins, elle s'imposait de plus en plus à
tous les esprits. Nous voulons parler de la question d'Eglise. Les Frères,
tels que la main de Dieu les avait groupés, dont les rangs s'étaient
considérablement augmentés, auxquels avaient été
confiées tant de missions au près et au loin et qui avaient
leur doctrine et, dans bien des endroits, une organisation ecclésiastique
franchement caractérisée, ces Frères formaient-ils
ou non, une nouvelle Eglise à côté des Eglises existantes
? Etaient-ils le renouvellement de l'ancienne Eglise de l'Unité?
Au sein de l'Eglise des pèlerins même, on n'était
pas d'accord à ce sujet. Nous allons le voir, en nous tournant
à notre tour vers cet important détail.
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