Pour qui désire
se rendre compte des éléments divers dont la main de Dieu
a composé l'Eglise morave de nos jours, il ne suffit pas de connaître
l'Eglise de l'Unité, telle qu'elle était issue des cendres
de Jean Hus. Jamais celle-ci ne se serait renouvelée sans le
concours du piétisme allemand du XVIème et
du XVIIème siècle, venant au-devant d'elle
dans la personne d'un de ses enfants les plus illustres, le comte Nicolas-Louis
de Zinzendorf. Remarquable alliance, préparée et réalisée
par la sagesse et la puissance de Celui qui forme les Eglises selon
son bon plaisir, comme le potier ses vases d'argile!
L'Allemagne, à peine
sortie des violentes secousses morales du siècle de la Réforme,
offrait, au point de vue spirituel, le plus triste spectacle. Au lieu
de combattre comme un seul homme sous le drapeau de Christ, rendu à
son Eglise au prix de tant de luttes et de sang, les Luthériens
et les Réformés se livraient une guerre à outrance.
"Nous condamnons les Calvinistes et les Catholiques," s'écriait
Jean Heinzelmann, recteur du Gymnase de Berlin, sous le règne
du Grand Electeur (1640-1688). " En d'autres termes, nous maudissons
quiconque n'est pas Luthérien. Je dis cela au péril de
ma vie; peu importe! je suis serviteur de Christ. "
Grandes étaient
dans ces circonstances la pauvreté et la misère spirituelles
du peuple. Sous le souffle desséchant d'une orthodoxie morte,
la vie selon Dieu et dans la communion de Christ ne se développait
pas. L'âme cherchait en vain la satisfaction de ses besoins les
plus intimes et le cœur restait en souffrance. Affranchi extérieurement
du joug de Rome, le protestantisme allemand, durant tout le siècle
écoulé depuis la mort de Luther (1546), avait conservé
spirituellement la vaine manière de vivre apprise des pères.
Ci et là, quelques
voix protestaient. Piétistes avant le piétisme, elles
réclamaient et les droits de l'âme et les droits de Christ,
mais on ne les écoutait guère. Ce fut le grain de froment,
tombé en terre et ne produisant son fruit qu'à travers
la défaite et la mort.
Formé à l'école
de ces pieux mais impuissants devanciers, Philippe-Jacob Spener devint,
au milieu du XVIIème siècle, l'instrument d'une
renaissance spirituelle de l'Eglise et le père du piétisme
allemand. Il prêcha le sacerdoce universel, la nécessité
d'une vie spirituelle toute personnelle, la pureté de la vie,
complément nécessaire de la pureté de la doctrine,
la nécessité du culte domestique, le retour à l'étude
de la Bible, la communion fraternelle, l'amour du fidèle pour
l'infidèle et le devoir de travailler à son salut au lieu
de le maudire.
Combattues, repoussées,
mises à l'index, ces nouvelles doctrines n'en firent pas moins
pour cela leur chemin. Saisies avec toute l'ardeur d'une âme jalouse
de servir la vérité, elles furent portées par Auguste-Hermann
Franke dans les chaires de l'université de Halle.
Vingt-neuf ans plus tard
déjà, six mille théologiens les disséminaient
dans toutes les contrées de l'empire. Le piétisme, devenu
une puissance, attaquait hardiment l'orthodoxie morte, jointe fort souvent
à un fâcheux relâchement moral, et jetait dans les
cœurs et les consciences les exigences d'une vie nouvelle, seule possible
dans la communion de l'âme avec Christ. Il pénétrait
dans la hutte du pauvre tout aussi bien que dans le palais du riche,
mesurant chacun de la même mesure et montrant à tous le
même chemin du salut. Visant l'individu et non pas les masses,
il se plaçait en face de chacun, avec ses appels à la
repentance et à la régénération afin de
créer, par ce ministère tout personnel, un état
de choses nouveau dans l'Eglise. La notion de l'Eglise autoritaire de
par la volonté de Dieu, l'omnipotence du clergé, l'aveugle
soumission qu'il avait exigée jusqu'alors de la part du laïque,
l'orthodoxie envisagée comme seule garantie de salut, tout cet
échafaudage de vues et de principes plus catholiques que protestants
se trouvait ébranlé sous le souffle piétiste, puissant
à peu près partout où il se faisait sentir.
L'un des fruits les plus
beaux de ce mouvement furent les institutions chrétiennes de
A.-H. Franke, à Halle. " J'ai ici, " s'écria-t-il
un jour, " un capital honnête de quatre thalers et demi;
je vais en faire quelque chose qui vaille la peine. " Peu après,
le monde, frappé d'étonnement, assistait à une
création nouvelle, entièrement pénétrée
de l'esprit piétiste : orphelinats, écoles, maison de
missions, institut biblique, imprimerie, pharmacie, sociétés
de traités religieux et comités s'occupant des besoins
des pauvres.
C'est de ce milieu que
sortit l'homme qui devait occuper la place centrale dans l'oeuvre du
renouvellement de l'Eglise de l'Unité: Nicolas-Louis, comte de
Zinzendorf et de Pottendorf.
Né le 26 mai de
l'année 1700, à Dresde, devenu orphelin de père
deux mois après sa naissance déjà, Zinzendorf fut
élevé jusqu'à l'âge de quatre ans par sa
mère, puis, quand celle-ci se fut remariée, par sa grand'mère,
Madame de Gersdorf, puissamment influencées, l'une et l'autre,
par le piétisme de Spener et de Franke. De bonne heure, la piété
de l'enfant prit le caractère que, sauf quelques modifications,
elle devait conserver jusqu'au bout. Grandissant dans le solitaire château
de Hennersdorf, le jeune garçon trouvait son plus intime plaisir
dans la communion invisible du Sauveur, son, frère et son maître,
auquel il se donnait âme et corps. Ce qui fit défaut à
ce développement spirituel précoce fut le sentiment du
péché et celui d'une responsabilité individuelle
devant Dieu, autant de lacunes qui valurent à l'enfant déjà
les doutes les plus graves et des combats intérieurs dont il
sortit cependant victorieux.
Ainsi préparé,
il entra en 1710 comme élève au pédagogium de Halle.
Il y passa six ans pendant lesquels de nouveaux horizons s'ouvrirent
devant lui. Le besoin du pardon et la soif de communion fraternelle
se firent sentir à son cœur, tandis que l'idéal d'une
activité dans le domaine religieux se dessinait toujours plus
nettement aux yeux de son esprit. L'influence de Halle acheva de se
faire valoir sur le jeune comte, quand celui-ci se fut rendu à
l'université de Wittemberg. Tout en faisant ses études
de droit, il s'occupait des Saintes Ecritures, ainsi que des œuvres
de Luther et des théologiens piétistes. Cela l'amena à
joindre aux convictions religieuses de sa jeunesse les austères
pratiques du piétisme dans la vie de tous les jours. En même
temps, placé déjà alors au-dessus des rivalités
et des luttes religieuses des partis, et appuyé dans ses démarches
par le professeur Wernsdorf, il travaillait, quoique sans succès,
à la réconciliation des hautes écoles de Halle
et de Wittemberg.
Le séjour à
l'université fut suivi d'un long voyage à travers l'Allemagne,
la Hollande et la France qui contribua pour sa large part à éclairer
le comte sur la nature de la vraie piété et à l'affermir
dans les vues qui, dès lors, demeurèrent les siennes.
Ne pas s'arrêter à des différences de doctrines,
tendre la main à quiconque confesse aimer Christ et vouloir vivre
pour lui, affirmer la communion des cœurs dans un commun amour porté
au Sauveur: voilà ce qui devint la maxime de Zinzendorf (1).
Le projet d'un mariage
du comte avec la jeune comtesse de Castell ne se réalisa pas.
Zinzendorf lui-même, après avoir caressé ce plan,
y renonça, en faveur de son ami, le comte Henri XXIX de Reuss.
Il croyait avoir compris en outre que l'affection dont il s'était
senti épris pour la comtesse, n'était qu'un fruit du coeur
naturel. Piétiste sérieux et sévère, il
cherchait l'épouse donnée par Dieu et capable d'être
sa compagne pour le service de Christ. Il trouva celle-ci dans la personne
de Erdmuth-Dorothée, comtesse de Reuss, à laquelle il
fut uni le 7 septembre de l'année 1735.
Avant d'avoir accompli
ce pas important déjà, le comte s'était sérieusement
occupé du choix de sa vocation. Sa famille l'avait destiné
à la carrière diplomatique. Lui-même se sentait
attiré à Halle où il espérait succéder,
dans la direction de l'orphelinat, au baron de Canstein (1719). Ayant
échoué dans ces aspirations, il résolut d'acheter
des terres et d'y travailler, au milieu de ses sujets, à l'avancement
du Règne de Dieu. Il obtint pour cela le consentement de sa famille,
à la condition toutefois qu'il acceptât en même temps
une charge gouvernementale à Dresde. Soumis à cet arrangement,
il fit l'acquisition du territoire de Berthelsdorf, appartenant, jusqu'alors,
à sa grand'mère et avoisinant les terres de celle-ci.
C'est là qu'il appela comme pasteur Jean-André Rothe,
jeune ecclésiastique luthérien, et comme économe
Jean-George Heiz, Zurichois, de la confession réformée.
Le petit château de
Berthelsdorf ne tarda pas à être le centre d'une activité
chrétienne selon l'esprit de Spener et de Franke. Zinzendorf,
profitant de ses fréquents séjours de campagne, y groupait
les réveillés et organisait l'alliance des quatre frères
(2)
destinée à propager la foi au Sauveur et la communion
du cœur avec lui.
Après s'être
arrêtés d'abord à leurs proches voisins, les alliés
finirent par étendre leurs efforts sur des cercles lointains,
voire le peuple juif et les nations païennes. Publications littéraires,
prédications et conférences, voyages, correspondance,
tout fut utilisé pour atteindre leur grand but. En même
temps, Zinzendorf décida la construction, sur les pentes du Hutberg
(1), d' un établissement d'éducation sur le modèle
des maisons de Halle. Nul ne se doutait que Dieu, au pied de cette même
colline, avait préparé un refuge à de pauvres exilés.
Nul n'avait combiné le plan d'y recueillir, sous les ailes du
piétisme, les débris de l'ancienne Eglise de l'Unité.
Dieu seul possédait le secret de ce qu'il allait faire.
Le fait est que ce fut
près de Berthelsdorf, en Saxe, que se rencontrèrent, d'une
manière tout inattendue, les derniers descendants des Frères
de Bohême et de Moravie d'une part et le piétisme allemand
de l'autre. L'union de ces deux éléments, accomplie par
l'instrument que Dieu avait choisi pour cela, le comte de Zinzendorf,
donna naissance à l'Eglise dont parleront les pages qui suivent.
Notes:
.(1)
Nous citerons, avant de nous séparer de cette époque de
la vie du comte, les lignes suivantes dans lesquelles il s'est caractérisé
lui-même : "A peu près tout ce que j'ai composé
(en fait de Poésies) entre 1713 et 1720 s'est perdu. J'écrivais
alors avec une certaine véhémence et dureté. J'aimais
le Sauveur passionnément, mais non pas sans me méfier
de moi-même. C'est pourquoi je me servais de ternies propres à
m'attirer la critique et à couper court pour moi à tout
moyen de réussir dans le monde. Je me disais que, dans de telles
conditions, je rencontrerais moins de tentations."
(Deutsche Gedichte, préface,
1735)
.(2)
Zinzendorf, son ami d'enfance Frédéric de Watteville,
les pasteurs Rothe de Berthelsdorf et Schäfer de Görlitz.
.(3)
Colline près de Berthelsdorf.
Table
des matières
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- L'ancienne Eglise de l'Unité.
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FONDATION DE HERRNHUT
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